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Effroi
Ici toutes choses naissent et disparaissent d’elles-mêmes.
Immense pierre. Stigmate. Parole ambiguë, stérile.
Le printemps est à la fois sa mère et sa perfide marâtre.
Cendres de rêve, rêve de cendres. Effroi.
Bu par les sécheresses, inondé de noires pluies,
jours sur nuits s’entassent en lui, le comblent,
et le long de son écorce s’encastrent en vertèbres
les ombres ossifiées de chairs sauvages et de furies.
Ici les bourrasques sifflent et d’obscures spectres hurlent,
ici, le péché originel et le crime et le châtiment et le blâme.
Ici l’homme et la bête partagent le même antre
et l’enfant inaugure son premier pas.
Par-dessus, le pain germe, ses racines sont amères et profondes,
aussi est-il sec et doux, et brûle comme une flamme.
Poème, si quelque ermite harassé t’aborde,
héberge-le, qu’en ce brasier il soit ton égal.
Rose dans la gorge, arum dans la bouche,
gale dans le sang contradictoire,
terre de venins au goût de mort,
la pierre en feu roule. Brûle. Brûle. Brûle.
Ici toutes choses naissent et disparaissent d’elles-mêmes.
Immense pierre. Stigmate. Parole ambiguë, stérile.
Le printemps est à la fois sa mère et sa perfide marâtre,
cendres de rêve, rêve de cendres. Effroi.
Aco Šopov, Cinérémancien (Гледач во пепелта), 1970
Traduit par Edouard J. Maunick, Anthologie personnelle, 1994
Inspiré par le tremblement de terre de Skopje (juillet 1963), l’original macédonien de ce poème a été initialement publié dans la revue Sovremenost, XIV, 10, 1964
Ecoutez des extraits du poème en macédonien
À propos du poème « Effroi »
Il est question de la parole, de ce pouvoir qu’on n’en finit pas de questionner sans jamais l’expliquer qu’elle a de nous entrouvrir la porte d’un monde d’une étrange beauté et d’un ordre insolite, puis subitement de nous ramener vers les apparences de lа vie qui suit son cours chaotique. À cet instant, comme dans un effrayant tourment, amer comme une baie de serpent, cruel comme une morsure dans le sang, tout se confond et disparaît.
Le poète est, dans le poème, comme dans une caverne glaciale, comme dans une forêt où à perte de vue de gigantesques paroles pétrifiées gisent dispersées en lieu d’arbres. C’est à lui de les tirer de la mort, de les réveiller de leur sommeil de pierre, de raviver la forêt, pour que les arbres se mettent à marcher. Souvent il réussit et peut-être plus souvent encore il se tient là, dans cette forêt, confus et impuissant, sollicitant en vain sa mémoire poétique à lui venir aide dans son désespoir. À pure perte, car chaque poème est une intuition unique, une révélation unique, sans réplique possible, une fois saisi. Ainsi, de poème en poème. À peine la boucle est-elle bouclée qu’une autre doit s’ouvrir. Et toujours, la même maudite question revient : Comment ?
– Aco Šopov, « Le poète doit réveiller les paroles », 1969
Un poème hautement inspiré, exceptionnel, qui aborde le tremblement de terre de Skopje pour ainsi dire de l’intérieur, farouchement hostile au discours descriptif qui, en particulier à propos de cet événement traumatisant, s’est si souvent imposé dans notre poésie et notre art en général.
– Draško Ređep, « Le Soleil noir d’Aco Šopov », 1970