This post is also available in: Macédonien Anglais Serbe

Aco Šopov: À cinq heures dix-sept*

Quelqu’un a écrit : Le 26 juillet 1963, à cinq heures dix-sept, la ville sur le Vardar.

Quel verdict impitoyable de la nature, quel défi ignoble lancé par la réalité ramassé en un seul instant : cinq heures dix-sept. Dans le hurlement de la terre et des blocs de béton : cinq heures dix-sept. Dans le vertige des immeubles et du soleil assombri : cinq heures dix-sept. Dans le cri des enfants aux rêves ensevelis sous les décombres, emprisonnés à jamais dans les champs verts de leurs yeux : cinq heures dix-sept. Dans le mutisme violent des mères et des pères, des jeunes hommes et des jeunes femmes, de cet homme qui, en un seul instant, s’est retrouvé nu sur un amas de cendres, écrasé par un fardeau de douleur et de peines inhumaines : cinq heures dix-sept.

Cinq heures dix-sept. Qui saurait dire avec nos mots de tous les jours ce drame que le ventre aveugle de la terre a provoqué dans la vie de deux cent mille habitants de notre planète, le drame nommé Cinq heures dix-sept ?

Oui, tout laissait à croire que les forces cruelles avaient établi leur diagnostic fatal : à cinq heures dix-sept, la ville est morte.

C’est à toi qui émerges des ruines, de l’horreur et de la hideur, à toi qui, au comble de l’impossible douleur, brilles, blessé, de toute ta splendeur, et à toi qui portes en ton sein toutes les villes et toutes leurs peines, tous leurs rêves, tous leurs espoirs, à toi qui as allumé ta douleur à la flamme de la naissance, c’est à toi que j’offre ces lignes, alors que je sais : jamais elles ne toucheront les profondeurs de tes épreuves et de ta générosité, ni les hauteurs de ta beauté humaine inouïe.

Car cette ville, ce ne sont pas ses rues et esplanades, ses tilleuls et œillets rouges, ses parcs et pigeons, ses tours belles et laides, ses silhouettes architecturales anciennes et modernes que le Vardar sépare, comme une ligne de partage, en deux pages de l’histoire. Car cette ville, ce ne sont pas ces cimetières de fer et de béton, de mortier et de briques, ni ces sombres fissures menaçantes dans les murs, ces diagonales de la mort, ni ces toits qui pendent étonnamment sur les trottoirs. Car cette ville, c’est toi. Car cette ville, c’est l’architecture invisible de ta conscience, de ton amour, de ta patience et de ta souffrance, la ville de l’humanité méconnue qui est en toi.

L’histoire écrira : La ville de l’humanité est née à cinq heures dix-sept.

Je t’ai regardé l’ériger, en grattant les plaques de béton avec tes ongles à la recherche de ton fils, de ta petite fille, de ton ami, de ton frère. Je t’ai regardé ramper à travers les brèches et crevasses étroites pour les extirper des mâchoires infernales de l’incertitude. Je t’ai regardé avec ton souffle rendre le souffle aux enfants défigurés par ce combat monstrueux entre la vie et la mort. Je t’ai vu épuisé, livide, exténué par l’insomnie, par la veille, par ta souffrance au chevet des blessés, des morts. Je t’ai vu repousser les limites de la vie au-delà de ce qui est en notre pouvoir avéré d’homme et arracher à la mort, l’une après l’autre, ses parcelles de pouvoir. Je t’ai vu sur les routes, parmi les décombres, dans les refuges, entre le possible et l’impossible.

Cette ville est née à cinq heures dix-sept en ce terrible matin quand la terre résonnait du hurlement de la dévastation. Ses tours à dimension humaine n’ont pas été imaginées dans des instituts d’urbanisme, ses rues pleines d’amour n’ont pas été dessinées dans des ateliers de peintres aux portes closes, ses maisons de sympathie et de compréhension ne sont pas le fruit d’une émouvante fantaisie poétique. Cette ville de ton humanité nouvelle est née à cinq heures dix-sept.

Toi qui émerges des ruines, de l’horreur et de la hideur, toi qui, au comble de l’impossible douleur, as brillé de toute ta splendeur et allumé ta douleur à la flamme de la naissance, j’entends ton appel :

« Poètes, maîtres de la parole, architectes de l’humanité et de la solidarité, forgez de nouvelles paroles pour dire l’entente et l’amour, l’entraide et la fraternité, l’unité des enjeux humains, la vie qui ne connaît ni peurs ni calamités. À cinq heures dix-sept, la ville de demain est née ».

____________
* Овој текст за скопскиот земјотрес е објавен во Современост, XIII, 7−8, 1963 стр. 425−427. Македонската верзија е превод на Ацо Шопов на неговиот текст напишан прво на српскохрватски, под наслов „У пет и седамнајест”, најверојатно  на барање од редакција на весник што излегувал на српскохрватски јазик. Во тек е библиотечно пребарување на објавениот текст.

Дури две години подоцна, Шопов ќе ја објави во Современост, XV, 6, 1965, песната „Тажачка од онаа страна на животот” во која ќе се појави повторно сликата на човекот што „се искачил на врвот на невозможниот бол”, во стихот: „Се искачив над врвот од болот”.

Ракописите и машинописите на текстот се наоѓаат во Фондот Ацо Шопов во Архивот МАНУ.
Ракопис на српскохрватски АШ К3 АЕ52
Машинопис на македонски: АШ К3 АЕ53
Машинопис на српскохрватски: АШ К3 АЕ54 (недостасува третиот лист)

Други разговори и статии на Ацо Шопов