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La lumière des esclaves

c’est le destin qui m’a fait découvrir ce lieu

Laissez-moi ici, mes frères noirs,
je l’aurais cherché, je ne l’aurais pas trouvé ce lieu
que m’a fait découvrir le hasard,
où m’a conduit ma passion du voyage par les détours secrets
mais incontournables de l’histoire,
ma soif des sources originelles de la terre,
ma faim de la jeunesse difficile de l’humanité.
C’est mon instinct ancestral qui m’a conduit en ce lieu
et son sûr murmure me soufflant que tout est semblable,
peu importe la forêt, peu importe le nom d’arbre :
baobab, chêne ou bouleau.

Autour du baobab, des villages entiers
se rassemblent, mais ne l’entourent pas,
son tronc abrite les morts debout
qui palabrent en secret avec leur fils vivants,
et les morts, personne n’a jamais pu les entourer ;
les jeunes lierres grimpent autour du chêne et dansent,
ils le soûlent de leur sève et l’abreuvent d’éternelle jeunesse,
et la sève du lierre, personne n’a jamais pu la tarir ;
autour du bouleau, des jeunes filles – belles signares du Nord –
racontent des histoires d’amour
immense comme leur terre, profond comme leur âme,
et les histoires d’amour, personne ne s’en est jamais lassé.

Laissez-moi ici, mes amis,
c’est ma passion qui m’a poussé vers ce lieu,
pour y trouver l’image première de mon visage
perdue dans les méandres obscurs du temps,
mais vivante et puissante comme l’inspiration.
Laissez-moi ici, laissez-moi ici.
C’est le destin qui m’a conduit en ce lieu.

en regardant le soleil

Moi qui fus esclave,
et toi jadis esclave mais pierres à présent,
toi, Maison des esclaves
debout telle une menace, tel un phare dominant l’île,
mille fois plus puissant que le phare de Mamelle
qui éclaire la passe aux avions et aux navires,
pirates de notre temps,
pillant le ciel et les eaux de l’océan.

Ta lumière monte du fond des siècles,
de la cabane en paille dans le savane et la forêt vierge
où tu vis avec ta femme et tes enfants,
pilant le blé pour faire du pain,
alors que les autres rient de votre pain et de votre faim.
Heureux, vous regardez le soleil couchant
comme il se faufile entre les branches, se perche sur la plus frêle,
et ressemble ainsi, ressemble à s’y tromper, à un œil injecté de sang
qui ne regarde que vous. Alors tu dis aux enfants :
« Voici l’œil de notre Père, les larmes
qu’il a récoltées, lors de son passage sur la terre,
s’abattront sur les herbes et les arbres,
ce sera l’heure de la grande peur et tous
– oiseaux, fauves, serpents mammifères, lézards venimeux –
chercheront refuge,
l’œil-soleil coulera d’un coup dans l’océan
et la nuit sourde, l’immense nuit envahira l’espace ».
Et quand vient le règne de la nuit en Afrique,
tu crois n’avoir jamais vu la lumière.

Les enfants se serrent contre leur mère
et ils viennent tous se blottir contre toi.
Pour les calmer tu leur racontes longuement
les histoires des bons esprits, des ancêtres,
de leur mort heureuse en terre natale,
car seule la mort en terre natale assure le lien avec les vivants.
À chaque nouvelle histoire, les yeux des enfants s’illuminent un peu plus,
d’abord, on dirait des flammèches léchant les bords des forêts,
mais ravivées par le vent des histoires,
elles éclatent en un immense incendie
capable de tout ravager dans la forêt.
Bientôt, les yeux des enfants ressemblent
à l’œil-soleil du Père,
et leur feu pousse jusqu’ici,
à Gorée, jusqu’à la Maison des esclaves.

Serré contre elle je m’écroule comme une pierre
et me noie dans la lumière, et me noie dans la lumière.

le regard rivé sur l’Afrique Noire

L’océan a déposé ici ces pierres,
aux abords de cette île d’où partaient jadis,
sur des navires négriers, vers des continents lointains,
de beaux jeunes gens, de sveltes jeunes femmes,
le regard rivé sur leur Afrique natale.
L’océan était tout pour eux, demeure et sort impitoyable,
dans l’attente de la nouvelle terre à peine visible au loin,
des jours, en réserve pour eux, plus noirs que leur peau.
Inconnue, la nouvelle terre leur est restée inconnue
et la nostalgie de la brousse durcissait leurs âmes
qui s’arrachaient de leurs corps. Les corps secs
gisaient en terre étrangère tels des squelettes de poissons vidés
et les âmes – pierres aciculaires et tranchantes –
roulaient jusqu’à l’océan.
Cruel, il les accueillait comme un père bienveillant,
les prenait dans ses mains-vagues et les ramenait en arrière,
vers Gorée, là d’où ils partirent jadis,
dans des cales négrières,
en route vers des continents inconnus et lointains,
beaux jeunes gens, sveltes jeunes femmes,
au regard à jamais rivé sur leur Afrique noire,
à présent pierres abandonnées sur la grève,
à présent Maison des esclaves.
Ils sont de retour pour palabrer un peu avec les vivants,
pour un peu de repos.

le secret du tam-tam

Sombre le ciel, sombre l’océan,
mais plus sombre encore la terre.
Tout s’est abrité dans l’antre sourd du soir.
Mais soudain, le son du tam-tam le traverse de sa balle de feu
et sa blessure saigne comme les lèvres pourpres de l’aurore.
Le tam-tam garde le secret de la vie,
arrache les vivants de leur sommeil le plus profond,
ramène les morts dans la ronde des vivants,
et les esclaves ressuscitent de la pierre
pour reprendre leur vie trop tôt brisée.
Le tam-tam, vin de palme, les enivre tous :
nature, homme, eau, plante, tout titube,
le tam-tam est fête à la gloire de la vie,
le tam-tam est résurrection de tout.

Dès qu’il s’annonce, le jour se lève
et tous sursautent, mus par leur sang vif,
morts et vivants, malades et mourants,
la ronde serpente à travers villages et savanes,
le long des fleuves, parmi des forêts vierges ;
battement sans fin,
il se hisse dans le ciel, jusqu’au soleil ;
là, où au cœur du feuillage des arbres géants,
souriant, le Père les contemple.

Alors la Maison des esclaves se fait riche palais
et arène où défilent solennels les esclaves d’antan
venus en habits de princes du Mali,
tournoyer pour leurs signares élues.

Аco Šopov, Pоème de la femme noire (Песна на црната жена), 1976
Traduit par Edouard J. MaunickAnthologie personnelle, 1994