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Des formations symbolistes chez Aco Šopov

En tant que poète, Aco Šopov me semble tout particulièrement désigné pour représenter la littérature macédonienne dans le cadre de la littérature mondiale, ceci pour deux raisons. D’abord parce qu'au départ sa poésie est liée à la terre macédonienne et parce qu’ensuite, elle a valeur de témoignage en ce sens que la vie spirituelle en Macédoine a su rattraper les courants de la littérature européenne.

Pour l'analyse de la poésie lyrique de Šopov, je me réfère aux thèses que Georgi Stardelov et Duško Nanevski ont émises sur l'évolution poétique de ce poète. D'après eux, dans la poésie de Šopov on reconnaît aisément trois phases distinctes: une phase combative et patriotique, empreinte d'une atmosphère apocalyptique de la mort et de la mise en valeur de la grandeur éthique du peuple macédonnien tout entier. Les recueils les plus connus, provenant de cette période sont : Pesni (Poèmes), Pruga na mladosta (Chemin de fer de la jeunesse), So naši race (Avec nos mains) et Na Gramos (Dans les monts Gramos).

S’ensuit une phase de lyrisme intime dont les recueils Stihovi za makata i radosta (Poésies sur les tourments et la joie) et Slej se so tišinata (Confondu dans le silence) sont très caractéristiques.

Vient enfin la phase au cours de laquelle Šopov cherche son propre moi. Cette phase commence avec le recueil, d’après Stardelov, Vetrot nosi ubavo vreme (Le beau temps vient avec le vent) et atteint son apogée dans les recueils Nebidnina (Non-être) et Gledač vo pepelta (Cinérémancien).

On pourrait dire – et Duško Nanevski confirme cette supposition – que tout le développement de la poésie lyrique macédonienne se reflète dans la poésie lyrique de Šopov.

Pour le chercheur slavisant non-macédonien, c'est ce développement de la poésie lyrique macédonienne dans le cadre de la poésie européenne et le haut niveau qu'elle atteint qui sont du plus grand intérêt. Il se trouve face au problème de reconnaître dans ce vers de la colombe éternelle qui “roucoule une fable étrange de pain et d’argent” (“Neuvième prière de mon corps”) à la fois la forme moderne de l'expression et la vieille tradition de la poésie macédonienne.

Šopov et la poésie lyrique symboliste

Dans ce bref exposé, je voudrais démontrer à l'aide de quelques poèmes d’Aco Šopov, l'analogie qui existe entre son œuvre et la poésie lyrique symboliste. Dans le cadre de cette étude, il n'est ni possible de présenter la poétologie entière des symbolistes, ni de la vérifier sur l'œuvre complète de Šopov. C’est pourquoi je ne choisis que quelques traits caractéristiques ayant valeur d'exemple.

Depuis les Fleurs du mal de Baudelaire, la CONCENTRATION des poèmes, c'est-à-dire la disposition et l'arrangement déterminés des différents poèmes dans un recueil, est devenu un trait caractéristique de la poésie moderne.

Šopov, aussi, construit ses œuvres lyriques de façon consciente. Ceci est très évident depuis Stihovi za makata i radosta (Poésies sur les tourments et la joie) et tous les recueils qui suivent laissent reconnaître cette même construction. Au début de Vetrot nosi ubavo vreme (Le beau temps vient avec le vent), Šopov a placé un poème intitulé ,,Praeludium” qui, sous une forme semblable aux chants folkloriques, donne une sorte d’introduction au recueil entier.

Le célèbre recueil Nebidnina (Non-être) ressemble aux Fleurs du mal baudelairiennes et au The Raven d’Edgar Allan Poe, non seulement par sa forme cyclique mais aussi par son contenu.

Le principe de l’imagination créatrice qui exprime une transformation, une modification du réel se reconnaît dans la poésie moderne depuis les symbolistes et Šopov s’en sert aussi, tout comme il se sert de métaphores absolues. Il parle du “soleil noir”, du "cœur rouge du pain qui imprègne la chambre de l’odeur / du Soleil, de la Terre, de la Faim", de la nuit qui fume (qui dégage de la fumée) et du ,,charbon bleu” qui “brûle dans [les] entrailles” de la parole. Il serait certainement très intéressant d’insister davantage sur cet aspect mais cela dépasse le cadre de ce bref exposé.

Parenté entre la poésie et la réflexion sur la poésie

Depuis les symbolistes, il existe un lien étroit, une parenté entre la poésie et la réflexion sur la poésie qui s’exprime directement dans les poèmes. Je vous cite pour mémoire ,,L'art poétique de Verlaine, ou le poème ,,Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui” de Mallarmé.

Šopov, lui aussi, introduit constamment cette réflexion dans ses poèmes. Son premier recueil , Pesni (Poèmes) pourrait déjà être considéré comme la libération du mot. Duško Nanevski le souligne dans son essai sur l'école poétique de la Macédoine ​(Македонска поетска школа. — Скопје : Мисла, 1977).

Le recueil Nebidnina, déjà mentionné, commence par un poème qui est intitulé “Naissance de la parole”. La première des dix ,,Prières de mon corps" est intitulée, “Prière pour une parole ordinaire mais introuvée”. Šopov même, dans un article de Književne novine paru en mars 1969, constate que la mission fondamentale d'un poète est de désatomiser la langue pétrifiée. Il doit essayer de pénétrer dans l’inimaginable, l’indicible. Le poème ,,Vo tišına” ("Dans le silence") qui n’a que quatre vers l’exprime bien :

Si tu portes en toi le non-dit,
cela qui te brûle et te lie,
confie-le au plus dru du silence –
le silence seul sait le dire.

Déjà Mallarmé avait déclaré que le but de sa poésie était l'arrivée dans l’inconnu, l’inspection de l'invisible, l’audition de l’inouï, du silence absolu. Ces problèmes paraissent entrer dans la constitution du symbolisme européen; ils ont évidemment conduit à des formules similaires.

Un tel ensemble de problèmes, inhérent au symbolisme, se retrouve régulièrement chez ses représentants les plus connus. Il faut saisir le phénomène singulier du silence soudain dont est entourée cette poésie.

Perte de la parole

Comme on sait, en 1902 dans sa lettre du ,,Lord Chandos à son ami Francis Bacon”, Hugo von Hofmannsthal constate que la langue de notre pensée n’est plus à la hauteur des événements de la réalité et que le poète se voit obligé d’exprimer avec des sons ce qui n’a pas encore été dit, ce qui – peut-être – ne pourra jamais être dit. Cette lettre fictive pourrait être considérée comme modèle pur de la perte subite de la parole.

Dans son poème ,,Le mot”,  Stefan George émet le même regret:

… Worauf es meiner hand entrann
und nie mein land den schatz gewann…
So Pernt ich traurig den verzicht:
Kein ding sei wo das wort gebricht.

Dans la préface poétologique destinée à introduire son recueil de poèmes Tichie pesni (Poèmes silencieux) paru en 1904, le poète russe Innokentij Fedorovic Annenski constate qu'il n’a pas espoir de trouver une définition de la poésie de ses symboles et que, même s’il savait ce qu'était la poésie, il ne pourrait pas l’exprimer. Si malgré tout il arrivait à trouver les mots justes, ceux-ci devraient rester “incompréhensibles”.

La preuve la plus radicale de cette perte de la parole se trouve sans doute dans la biographie de Rimbaud qui termine son cycle ,,Une saison en enfer" par la phrase décisive : ,,Je ne sais plus parler”. Chez Valéry, on peut observer la même chose à travers ses vingt ans de silence – impressionnants de conséquence – et dans lequel, à juste titre, Rilke voyait une parenté avec sa “crise des élégies”.

Un tel silence est plus qu'un accident interrompant un développement prometteur ou s'expliquant par une prétention exagérée ou une impuissance artistique. Il y a là une raison poétologique positive qui, d’une certaine façon, est enracinée dans le langage symboliste et qui doit être considérée comme un procédé poétique à la limite de l’indicible.

Dans son poème “Naissance de la parole” ("Ragjane na zborot"), Šopov décrit la langue comme une forêt gelée dans laquelle les arbres, les mots en l'occurrence, sont pétrifiés. C’est de l’obscurité que se détache le mot, le charbon bleu s’enflamme dans son intérieur”. Et puis : “Ô toi qui n’existes que par ton absence”. Dans le poème suivant “Prière pour une parole ordinaire mais introuvée”, Šopov exprime également son malaise face à la langue dont il dispose. Il désire disposer d’un mot qui ne soit pas corrompu, d’un mot capable d'exprimer les vrais sentiments qui obsèdent le poète.

On pourrait sans doute trouver bon nombre d’autres traits communs que je ne peux énumérer que très sommairement tels que :

  • la hantise du gouffre et la ,,nebidnina"
  • l’identification du poème avec la maîtresse ou l'être aimé
  • la prédilection des symbolistes pour l'occultisme et le mysticisme en relation avec la prédilection pour le chant folklorique
  • et même les soins linguistiques, l'utilisation de la synesthésie, la prédominance du son par rapport à la signification, la suggestion, l’évocation des sentiments etc.

Pour conclure on pourrait dire que Šopov a sans doute saisi, assimilé et même dépassé les moyens poétiques des symbolistes. Le problème qui l’a hanté le plus est celui de la langue. Il est intéressant de voir que même dans une langue récemment codifiée comme vient de l’être la langue macédonienne, on se trouve déjà confronté aux problèmes de l’insatisfaction poétique face à la langue.

Со потекло од Инсбрух, Австрија, Фридрун Ринер (Fridrun Rinner) е професорка по општа и компаративна литература на Université de Provence, Франција

Native d’Innsbruck, Autriche, Fridrun Rinner est professeure de littérature générale et comparée à l’université de Provence. Au moment où elle a présenté ce texte ау Colloque de l’AILC (Охрид, 1981), elle travaillait à la chaire de littérature comparée de l’université d’Innsbruck.

Le texte a été publié en français dans les Actes du Colloque de l’AILC, Faculté de philologie de l'université "Cyrille et Méthode", Skopje, 1984, pp. 103-106.

La traduction macédonienne a été publiée dans la revue de la Treta programa na radio Skopje, 1981, nº 8, pp. 245-247 et dans la revue Spektar, 1985, année 3, nº 6, pp. 119-123.

Les intertitres sont de la rédaction de la Maison lyrique. Dans la présente version du texte, la rédaction a également remplacé les titres des poèmes de Šopov et les vers cités, en utilisant les traductions d'Edouard J. Maunick, dans l'Anthologie personnelle d'Aco Šopov, publiée en France, en 1994.