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Elégie des circoncis

Nuit d’enfance, Nuit bleue Nuit blonde ô Lune !
Combien de fois t’ai-je invoquée ô Nuit ! pleurant au bord des routes
Au bord des douleurs de mon âge d’homme ? Solitude ! et c’est les dunes alentour.
Or c’était nuit d’enfance extrême, dense comme la poix. La peur courbait les dos sous les rugissements des lions
Courbait les hautes herbes le silence sournois de cette nuit.
Feu de branches toi feu d’espoir ! pâle mémoire du Soleil qui rassurait mon innocence
A peine − il me fallait mourir. Je portais ma main à mon cou, comme la vierge qui frissonne à l’horreur de la mort.
Il me fallait mourir à la beauté du chant − toutes choses dérivent au fil de la mort.
Voyez le crépuscule à la gorge de tourterelle, quand roucoulent bleues les palombes
Et volent les mouettes du rêve avec des cris plaintifs.
Mourons et dansons coude à coude en une guirlande tressée
Que la robe n’emprisonne nos pas, mais rutile le don de la promise, éclairs sous les nuages.
Le tam-tam laboure woi ! le silence sacré. Dansons, le chant fouette le sang
Le rythme chasse cette angoisse qui nous tient à la gorge. La vie tient la mort à distance.
Dansons au refrain de l’angoisse que se lève la nuit du sexe dessus notre ignorance dessus notre innocence.
Ah ! mourir à l’enfance, que meure le poème se désintègre la syntaxe, que s’abîment tous les mots qui ne sont pas essentiels.
Le poids du rythme suffit, pas besoin de mots-ciment pour bâtir sur le roc la cité de demain.
Surgisse le Soleil de la mer des ténèbres
Sang ! Les flots sont couleur d’aurore.
Mais Dieu, tant de fois ai-je lamenté − combien de fois ? − les nuits d’enfance transparentes.
Midi-le-Mâle est l’heure des Esprits où toute forme se dépouille de sa chair
Comme les arbres en Europe sous le soleil d’hiver.
Voilà, les os sont abstraits, ils ne se prêtent qu’aux calculs de la règle du compas du sextant.
La vie comme le sable s’échappe aux doigts de l’homme, les cristaux de neige emprisonnent la vie de l’eau
Le serpent de l’eau glisse aux mains vaines des roseaux.
Nuits chères Nuits amies, et Nuits d’enfance, parmi les tanns* parmi les bois
Nuits palpitantes de présences, et de paupières, si peuplées d’ailes et de souffles
De silence vivant, dites combien de fois vous ai-je lamentées au mitan de mon âge ?
Le poème se fane au soleil de midi, il se nourrit de la rosée du soir
Et rythme le tam-tam le battement de la sève sous le parfum des fruits mûrs.
Maître des Initiés, j’ai besoin je le sais de ton savoir pour percer le chiffre des choses
Prendre connaissance de mes fonctions de père et de lamarque**
Mesurer exactement le champ de mes charges, répartir la moisson sans oublier un ouvrier ni orphelin.
Le chant n’est pas que charme, il nourrit les têtes laineuses de mon troupeau.
Le poème est oiseau-serpent, les noces de l’ombre et de la lumière à l’aube
Il monte Phénix ! il chante les ailes déployées, sur le carnage des paroles.

Léopold Sédar Senghor, Nocturnes, 1961

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* Terres plates souvent recouvertes par les marées. En se retirant, l’eau laisse des reflets qui sont interprétés par les Sérères comme la manifestation des morts.
** Néologisme forgé sur la base de la racine « lam » qui en sérère et en peul exprime l’idée de commandant, chef de famille.