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M. Aco Sopov, Ambassadeur de la Yougoslavie, nous parle
Monsieur l’Ambassadeur, vous êtes né à Štip, dans la république macédonienne, en Yougoslavie. Y ayant fait vos études primaires et secondaires, vous vous inscrirez à la Faculté de Skopje où vous entreprendrez des études supérieures de philosophie.
Je sais que vous êtes poète, poète-lauréat. Mais quoique j’en aie très envie, je ne commencerai pas cet entretien par la poésie.
Puisque le 8 mai dernier a marqué l’anniversaire de la prise de Berlin et de la capitulation sans condition de l’Allemagne hitlérienne, c’est-à-dire de la victoire sur le fascisme brutal et sanguinaire, je voudrais vous saisir en pleine jeunesse, en pleine action, puisque à 18 ans, en 1941, vous vous enrôliez dans les rangs des partisans qui ont joué un si grand rôle dans la libération de votre pays.
Que ressentez-vous à l’évocation de cette partie de votre vie?
Quand les gens pensent à leur jeunesse, ils se rappellent, en général, leurs moments de joie et de bonheur. Nos souvenirs de jeunesse sont liés cependant à la guerre. L’évocation de cette période de ma vie réveille en moi le sentiment de fierté d’appartenir à une génération qui a mené la guerre contre le fascisme et qui en est sortie victorieuse.
Quels souvenirs avez-vous gardés de cette période ? En d’autres termes, en quoi cette guerre vous a-t-elle marqué?
Mes souvenirs de la guerre sont douloureux, remplis d’images de difficultés, fatigue, faim, froid, mort. Pourtant, ces pensées d’angoisse sont souvent remplacées dans ma mémoire par le rappel que notre victoire, non seulement a donné la liberté à des millions d’hommes, mais aussi que pour la première fois, ma patrie (la Macédoine) a obtenu la liberté nationale. La Macédoine a connu l’égalité dans un ensemble fédératif appelé la République Socialiste Fédérative de Yougoslavie.
Êtiez-vous poète avant d’être partisan?
Le début de mes œuvres coïncide avec le début de la guerre. Que les motifs de mes premiers poèmes soient tirés de la guerre est tout à fait compréhensible. Le premier recueil de mes poèmes a été publié en 1944, au moment où les combats les plus sanglants se déroulaient pour la libération de mon pays.
Il y a des hommes pour qui écrire a fait partie des crises de l’adolescence. Est- ce toujours un besoin pour vous ?
La poésie a toujours été pour moi un besoin, un élément de mon existence. Je lui ai offert ma jeunesse, je lui offre le présent, je lui offrirai, j’espère, ma vieillesse. Je n’ai jamais écrit ni de prose, ni de drame. A part quelques essais, mon œuvre entière comprend des poésies et la traduction de poèmes. J’estime que la poésie n’est pas un métier, un savoir-faire qu’on peut acquérir. L’expérience et les connaissances n’aident qu’indirectement. La création de chaque poème me donne de nouveau et toujours l’impression de découvrir pour la première fois la beauté poétique du mot. Cette idée que je porte au sujet de la poésie s’exprime clairement dans le poème : « Naissance de la parole ».
Étant donné que dans mes pensées, l’adolescence et la jeunesse se confondent avec la poésie, chaque nouveau poème présente une synthèse réfléchie de ces temps. C’est-à-dire que dans chaque poème je revis le passé d’une manière différente, avec plus de mûrissement.
Certains titres de vos quinze recueils de poèmes sont déjà des poèmes tels: Naissance de la parole, Non-être, Cinérémancien. Si vous aviez à choisir dans cette riche moisson, quel bouquet éliriez-vous ?
Il est très difficile pour un auteur d’avoir une préférence pour l’une ou l’autre de ses œuvres. Je juge ces recueils d’une manière semblable. Pourtant, si je devais en choisir un, je crois que ce serait Cinérémancien, car j’estime que ce recueil représente la récapitulation et la synthèse de mon œuvre poétique tout entière.
La poésie de Senghor vous a-t-elle paru difficile à traduire ?
En principe, la traduction de la poésie est difficile. D’après moi, le traducteur doit s’identifier à la sensibilité de l’auteur et essayer d’interpréter ses idées, sentiments et pensées. Depuis longtemps, j’ai un profond respect pour la poésie de Léopold Sédar Senghor. En traduisant sa poésie, j’ai réussi à pénétrer lentement dans son univers mental. J’ai découvert ainsi des dimensions poétiques nouvelles qui caractérisent l’Afrique noire. J’ai fait l’effort de rapprocher du lecteur yougoslave ce monde géographiquement lointain, de le rendre sensible et proche. J’ai fait en sorte que ce même lecteur, comme moi-même, ressente de l’amour pour le Sine, Gorée, Joal, pour les villages que Senghor a aimés et pour la belle Signare, la jeune fille de son pays natal. J’ai éprouvé des difficultés pendant cette traduction, mais, une fois le travail fini, j’ai ressenti le plaisir et la joie d’avoir enrichi mes connaissances grâce à un monde poétique nouveau.
Arrivez-vous à concilier vos obligations diplomatiques et mondaines avec votre statut d’écrivain?
À notre époque, il est courant qu’un poète ait une autre obligation que la poésie. Je suis poète et diplomate. Les moments où dans ma personne le poète est fatigué, le diplomate est là pour l’encourager. De même, le diplomate déçu, le poète est là pour le rassurer.
Avez-vous déjà pressenti chez votre fille si intelligente et si fine une vocation de poète ?
J’ai beaucoup de confiance en ma fille. J’ai développé chez elle l’amour humain, l’amour envers le monde, la poésie. Ici, elle a découvert son amour pour l’Afrique, le Sénégal, et elle le conservera toujours. J’espère qu’un jour son faible pour la poésie se transformera en un vrai talent.
Que pensez-vous de l’avenir de la paix ?
La poésie ne peut pas apporter la paix dans le monde. Mais elle peut développer l’amour humain et la bienveillance. L’avenir de la paix dépend de la compréhension entre les peuples. La solution des problèmes actuels économiques et politiques, ainsi que de ceux de l’égalité entre les nations riches et les nations en voie de développement, nous ferait accomplir un grand pas vers la paix. Dans ce sens, les pays non-alignés jouent un rôle très important. Il faut très peu de chose pour obtenir la paix dans le monde, mais ce « très peu » exige un changement radical des relations mondiales.
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L’entretien a été publié dans le quotidien Ouest Africain, Dakar, 30.05.1975, p. 10. Les propos ont été recueillis par Jean-Fernand Brierre, poète haïtien en exil au Sénégal, sur invitation du Président Senghor, durant la dictature des Duvalier père et fils (1957-1986).