Senghor et la Francophonie*

Christian Valentin (à gauche) au colloque international « Senghor en toute liberté », Skopje, 2006

Christian Valentin (à gauche) au colloque international « Senghor en toute liberté », Skopje, 2006

Christian Valentin, Directeur du Haut Conseil de la Francophonie

« Le seul principe incontestable sur lequel la Francophonie repose est l’usage de la langue française » Et Senghor, agrégé de grammaire, en louait les vertus de clarté et de précision, de richesse et de logique. « C’est un merveilleux outil de raisonnement » ajoutait-il.

L’usage de la langue française. Pour en user, il faut la connaître et pour la connaître il faut l’apprendre. Qui dit apprenant, dit enseignant. C’est en connaissant la langue française et en la pratiquant qu’on l’utilise non pas seulement à l’école mais dans la vie, et qu’on entre ainsi dans le monde de la francophonie. Car la francophonie c’est tout un monde : de la littérature, des arts, de la science et de la mathématique de la musique et de la chanson, du spectacle vivant, du cinéma, de la télévision et de la radio, de la politique. « C’est une noosphère autour de la terre » pour employer le langage  poétique de Senghor. C’est aussi tout le monde : la langue française s’y déploie, certes moins vite que l’anglais, mais de façon réelle et soutenue pour trouver jusqu’en Chine des apprenants, des enseignants et des écrivains amoureux de notre langue. Dans 135 pays, l’Alliance française s’appuie, pour son enseignement de la langue et de la culture françaises et francophone, sur 1074 comités. La Fédération internationale des professeurs de français envoie dans le monde 70 000 enseignants, regroupés dans 165 associations. 

En Francophonie, le français est langue première officielle au Québec (86%), langue première au Nouveau Brunswick (33%) et dans l’ensemble du Canada moins Québec (4,4%). Il est langue officielle ou co-officielle et langue d’enseignement dans vingt et un pays de l’Afrique subsaharienne et de l’Océan Indien. Il est enseigné comme langue seconde dans les pays du Maghreb, comme langue étrangère en Egypte et au Liban. Il est langue officielle mais dans un contexte de multilinguisme en Belgique, au Luxembourg,  en Suisse. Il reprend vie au Vietnam, au Laos et au Cambodge. Au total dans le monde, en 2002, on comptait 175 millions de francophones réels et partiels.

Certes l’anglais, langue de la première puissance mondiale, domine le monde, mais cette domination ne saurait empêcher les autres langues, en particulier le français, de prospérer et de prendre toute la place qui leur revient. C’est pourquoi l’OIF organise à l’intention des dix pays nouvellement entrés dans l’Union Européenne et de ceux qui, comme la Macédoine, sont candidats à l’admission, un enseignement adapté de français et en français. Par ailleurs, les francophones ont tout intérêt à pratiquer l’anglais : cela leur donne un plus. La Francophonie a opté pour le multilinguisme et pour l’alliance avec ses cousins en langue latine : les espagnols, les portugais, les italiens. Elle entretient des relations étroites avec les pays de langue arabe et ceux du Commonwealth, dont le Secrétaire général de la Francophonie a pu constater lors de ses rencontres régulières avec son homologue, combien étaient proches, dans leur finalité, sinon dans leurs moyens, leurs conceptions du développement, de la démocratie, du respect des droits de l’Homme, de la paix. 

Mais alors, on peut se demander ce qui caractérise la Francophonie. Comment Senghor, dont on sait qu’il fonda la Négritude dans les années 30, avec Césaire et Damas, concilia le mouvement dont il se réclamait fortement avec la  Francophonie ? Il y avait là une contradiction majeure que ne manquèrent pas de soulever ses détracteurs. Cette contradiction se trouva accentuée par le contexte colonial dans lequel l’initiative des poètes s’était formée. 

Les tenants de la Négritude voulaient, en effet, faire émerger du mépris dans lequel elles étaient tenues par le monde occidental les valeurs de civilisation du monde noir. Senghor ne pouvait aller au-delà  de la Négritude axe fondamental de sa pensée, sans avoir fait sa révolution culturelle et politique. 

Qu’est-ce donc que la Négritude ? Soyons à l’écoute de Senghor. 

«C’est une culture.  C’est l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir… une réalité, un nœud de réalités  » . Sur le plan littéraire, Senghor, comme tous les poètes de la Négritude qu’il avait rassemblés dans son Anthologie de la nouvelle  poésie nègre et malgache de langue française, magistralement préfacée par Sartre avec Orphée noir, Senghor s’apparente aux surréalistes. Il en adoptait la stylistique, bousculait la langue française, la déconstruisant. La Négritude est silence dira Sartre. Mais derrière ce silence une prise de conscience révolutionnaire, une révolte, un amour, une souffrance. Il lui fallait s’exprimer pour sortir de cette Négritude ghetto. Fait prisonnier en 1940, sa réflexion le conduisit à transcender cette situation d’homme colonisé pour ouvrir la Négritude au monde. Député français de 1946 à 1959, Senghor rejeta la politique coloniale d’assimilation et plaida ardemment pour une décolonisation dans l’amitié avec la France. Il était réaliste, et dans ce siècle d’interdépendance des peuples, il estimait, qu’indépendants les peuples colonisés par la France devaient s’associer avec elle en toute liberté. Mais il voyait dans cette association une autre raison plus profonde encore, celle de greffer sur la Négritude les apports fécondants de la culture française, et d’une façon générale de l’Europe et de l’Occident, sans se renier pour autant. Car la Négritude est dialectique.  

La Francophonie l’est tout autant, comme elle est culture :  « C’est une entreprise de civilisation …qui réunit les valeurs les plus contraires et, partant les plus fécondantes : la chair et l’esprit, l’intuition et la discursion, l’émotion et l’idée, le symbole et la logique, le discours et le chant rythmé » . Senghor était tout cela à la fois : son « Oeuvre poétique » reflétait ses sentiments personnels, laissant percer ses émotions, utilisant les symboles, les images analogiques  ; en revanche, sa réflexion philosophique, anthropologique, politique s’exprimait dans un discours discursif, construit, rigoureux, servi par une langue française parfaitement maîtrisée. Il n’est que de lire les cinq tomes des Libertés où sont concentrées tous les textes de ses interventions, de ses conférences données partout dans le monde. C’était un africain authentique et un grand francophone, en esprit et en amoureux de la langue : un métis culturel chez lequel se rejoignaient animisme et christianisme, religion et socialisme africain.

A la veille de l’Indépendance, après que le Sénégal et la France eurent conclu des accords de coopération, Senghor, raconte Alain Decaux, promit au Général de Gaulle de promouvoir une organisation fondée sur la langue française, dont Khateb Yacine, à l’époque où il était membre et responsable au FLN, disait que c’était « un butin de guerre » ramassé dans les décombres de la colonisation. De son côté, le Président Habib Bourguiba déclarait devant l’Assemblée nationale nigérienne, le 14 décembre 1965 : « La langue dans laquelle nous nous exprimons  ne constitue-t-elle pas un lien remarquable de parenté qui dépasse, en force, les liens de l’idéologie ?……La langue française est une arme précieuse et efficace que je n’ai pas utilisée seulement contre le colonialisme, mais pour notre auto-développement contre les forces de l’obscurantisme. Cette arme fait partie de notre arsenal commun »

Voilà comment Senghor a surmonté la contradiction entre Négritude et Francophonie. La méthode dialectique qu’il appliqua lorsque se présentèrent dans sa vie des problèmes existentiels, lui fut toujours d’un grand secours. La Négritude lui permit d’argumenter contre la politique coloniale de l’assimilation et de parvenir à la décolonisation et à l’indépendance dans l’amitié avec la France. Fille de l’indépendance, la Francophonie pouvait naître à la liberté. Dès lors il ne restait plus au Président Senghor qu’à lancer le mouvement, ce qu’il fit en appuyant la création en 1960 de la Conférence des Ministres francophones de l’Education (CONFEMEN) et en 1961 celle de l’Association des Universités entièrement ou partiellement de langue française (AUPELF). Attaché à la démocratie, Senghor ne pouvait concevoir la Francophonie sans une représentation parlementaire : une vingtaine de délégations de  Parlements francophones se réunirent donc, en 1967, à Luxembourg pour donner naissance à l’Association internationale des Parlements de langue française (AIPLF). Avec le soutien du Président Habib Bourguiba, du Président Hamani Diori, du Prince Sihanouk du Cambodge, le Chef de l’Etat sénégalais parraina la création, en 1970, de l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), organisme intergouvernemental de coopération multilatérale francophone. Très vite, après de nombreuses  réformes de l’ACCT, il apparut que pour lui donner force et  efficacité, il fallait convaincre les chefs d’Etat et de Gouvernement de tenir un Sommet.   Le Président Senghor s’y employa en lançant à la fin des années 70 le projet de Communauté organique.. 

Analysant les raisons qui le poussèrent à présenter ce projet, le Président  recommandait, avec d’autres, « d’aborder les problèmes économiques sous l’angle culturel ». Il explique : « c’est qu’on assiste aujourd’hui, à une évolution des esprits, qui réclament le respect des valeurs : égalité des cultures, droit à la différence, respect des identités culturelles comme des croyances, connaissances des apports des cultures non occidentales, libres échanges  entre les hommes et les cultures.». 

Il y a dans ce texte, vingt cinq ans avant l’adoption par l’UNESCO de la « Convention sur la promotion et la protection de la  diversité des expressions culturelles » des paroles divinatoires. Senghor était un visionnaire qui sentait l’évolution du monde.

La Communauté organique ne vit pas le jour, mais six ans après la Conférence franco-africaine de Nice, Ottawa et Québec s’étant mis d’accord, le Président de la République française convoqua à Paris du 17 au 19 février 1986 la première Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement des pays ayant en commun l’usage du français. Le Président Senghor avait quitté le pouvoir dans les conditions que l’on sait. Dans sa retraite, il continuait cependant à dire sa foi en la Francophonie : le 19 septembre 1985, rendant visite au siège de l’Agence intergouvernementale de la Francophonie, il donne de la Francophonie une définition qui n’a rien perdu de sa pertinence et de son actualité : « La Francophonie, déclare-t-il, c’est l’usage de la langue française comme instrument de symbiose, par delà nos propres langues nationales ou régionales, pour le renforcement de notre coopération culturelle et technique, malgré nos différentes civilisations ».

En habit d’académicien il avait honoré de sa présence la séance solennelle d’ouverture de la première « Conférence des Chefs d’Etat et de gouvernement des pays ayant en commun l’usage du français » qui s’était tenue dans l’hémicycle du Congrès à Versailles. Il fut également présent aux deux autres Sommets de Québec (1987) et de Dakar (1989) que Monsieur Abdou Diouf, alors Président de la République du Sénégal lui dédia.

 « Il s’agira, écrit-il en 1988 à l’intention des générations d’aujourd’hui, de faire de la Francophonie le modèle et le  moteur de la Civilisation de l’Universel, de favoriser les échanges d’idées en respectant la personnalité originaire et originale de chaque nation ». La Francophonie est donc pour lui promesse d’une aube nouvelle annonciatrice d’un monde dans lequel chaque civilisation sera enfin reconnue à parité avec les autres. Ainsi, la Négritude enrichira le monde par les apports de sa culture pour réaliser enfin  la civilisation pan-humaine . 

Après la victoire, à une très large majorité, que les pays francophones ont remporté à L’UNESCO  en octobre 2005, comment ne pas rendre hommage à la pensée visionnaire de Senghor et à la présence qui demeure la sienne parmi nous ?  Comment ne pas voir que ses rêves, qui ont fait pourtant de beaucoup de sarcasmes, deviennent nos réalités, que ses utopies prennent aujourd’hui la forme de nos espoirs ?

A la fin de sa vie, en 1997 exactement, à l’occasion du cinquantième anniversaire du lancement de la revue « Présence africaine »,  Léopold Sédar Senghor tint à redire combien la Francophonie était pour lui « [l’] espoir d’une fraternité dans le respect mutuel et le dialogue des cultures ». Que ces paroles nous permettent de conclure et qu’elles vous redisent, Mesdames et Messieurs, ce qui fait le sens même du combat francophone !

* Communication au Colloque international Senghor en toute liberté, Skopje, Université Saints Cyrille et Méthode, 20 mars 2006. Le colloque s’est tenu dans le cadre de la célébration de l’Année Senghor en République de Macédoine, organisée par Jasmina Šopova pour le compte de l’OIF.