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Tout comme les autres rivages

1.
Ce rivage,
tout comme les autres rivages.
Cette pierre sur le rivage.

Comment s’en aller?

Ce rivage,
cette pierre sur le rivage
portant sue les épaules la mémoire ardente
du temps qui s’incurve comme une arabesque,
tandis que l’ombre des auvents abrite un oiseau noir,
de ce rivage,
de cette pierre sur le rivage,
que je dois abandonner,
dis-moi,
dis-moi,
dis-moi,
comment m’en aller.
Dis-le moi, le soir, quand je reviens dans cette ville,
dans cette ville que je porte comme un pain sous le bras,
quand tous les chemins et tous les carrefours,
les gorges tranchées en moi
en meute me crient de continuer le voyage,
alors que le retour dure tellement
que je cesse d’y croire,
et qu’à hauteur du front, me heurte un linteau
et que l’éclat du coup me révèle le seuil
de cette pierre,
de cette pierre sur le rivage
tout comme les autres rivages
que je dois quitter,
mais ne sachant,
ne sachant,
ne sachant
comment m’en aller.
La pierre s’ouvre. J’entre. Lumière.

2.
Poignard, elle s’enfonce dans ma poitrine.
Poignard, elle m’atteint à la nuque.
Enchaîné, captif, aveuglé par sa clarté,
je m’effondre. Dans le néant. Ni terre ni temps.
Lentement je reviens à moi.
Je veux revenir à moi.
La clarté se lève comme brume du matin.
Dans mes tempes, un horrible appel,
tambour à la fois étrange et familier.

De tous les tentacules de ma volonté je cherche
et je reconnais le lieu : me voici couché au bord de cette tranchée
qui a nom amour,
qui a nom complicité,
profonde et vide.
Tu n’y es pas.
Toi, Maria, Douchanka ou Léda, peu importe.
Tu n’y es pas.
Ton œil bleu me fixe du fond de la tranchée.
Tu n’y es pas.
Tes pas ont laissé leur trace dans la tranchée
où un spectre effaré
se signe devant ce miracle.
Tu n’y es pas.
Ton cœur bat au fond de la tranchée.
Tu n’es plus là.
En moi tremble ton peuplier.
Ton souvenir creuse mes rides.
Tes chemins sillonnent mes landes.
Tu es en moi sans moi.

Moi de même.
Tu es partie.
Tu es partie.
Ton départ te ramène à moi.
Ton cœur bat au fond de la tranchée.
Non, on ne part pas de ce rivage,
de cette pierre sur le rivage
tout comme les autres rivages.
Non on ne part pas.
Jamais.
Doucement la clarté de la pierre nous étreint.

Aco ŠopovLe beau temps vient avec le vent (Ветрот носи убаво време), 1957
Traduit par Edouard J. MaunickAnthologie personnelle, 1994