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En fixant l’océan
Un homme les yeux rivés sur l’océan,
un homme fixant les vagues de l’océan,
est là immobile sur la plage,
comme s’il feuilletait la destinée de son peuple.
L’homme ne sait pas que le temps passe,
que depuis longtemps il n’est plus midi,
que le soleil erre parmi les flots
telle une immense mouette rouge blessée
et que bientôt tout sera envahi
par l’infinie nuit africaine.
L’homme est immobile tel un regret pétrifié.
L’océan est immense, l’homme petit.
Un petit homme les yeux rivés sur les vagues de l’océan
debout sur la plage invoque dans ses pensées
toutes les galères de ses ancêtres inconnus
ayant pris la mer voici tant de siècles,
en route vers un lendemain incertain, inconnu.
L’homme ne se rend pas compte
que l’infinie nuit africaine a déjà tout envahi
– l’eau la terre le ciel –
et que tout est enveloppé d’un immense Néant noir.
Têtu, l’homme reste debout et regarde toujours.
Soudain l’immense Néant noir,
comme soulevé par un souffle de vie, bouge.
De ses profondeurs remontent
toutes les galères jadis parties,
tous les jeunes gens, toutes les jeunes femmes,
emportés ou naufragés voici tant de siècles,
et qui rament à présent lentement et fermement
vers le rivage estompé dans le noir.
L’homme sur la plage devine leur arrivée,
de ses bras leur fait signe,
les hèle
de sa voix qui l’emporte sur la voix terrible de l’océan.
Et voici qu’ils affluent,
ils débarquent
portant à bout de bras leur sort lourd et brisé,
leur histoire non écrite.
L’homme sur la plage éclate de joie,
les étreint, les embrasse tous
et insensiblement, disparaît, se perd au milieu d’eux.
L’homme se confond avec la grande foule,
la foule fond en lui.
…
Voici déjà longtemps que la nuit est passée,
le soleil pointe à nouveau par-dessus le rivage
empourpré de joie et de douleur.
Et l’homme toujours regarde les vagues de l’océan.
L’homme est immense, l’océan petit.
Аco Šopov, Pоème de la femme noire (Песна на црната жена), 1976
Traduit par Edouard J. Maunick, Anthologie personnelle, 1994