This post is also available in: Macédonien
Un poète poreux à tous les souffles du monde*
Eduard J. Maunick
à Svetlana Šopova
J’ai dit, en 1994, en postface à l’Anthologie personnelle d’Aco Šopov, publiée dans la Collection UNESCO d’Oeuvres représentatives, l’essentiel de ce que, selon moi, cet immense poète trop tôt disparu – il n’avait pas 60 ans – nous a laissé en héritage… Aujourd’hui que la Macédoine entreprend de marquer le 80ème anniversaire de sa naissance, sa poésie reste allumée comme un phare ou un feu grégeois, c’est-à-dire comme une lumière-gardienne, afin que rien ne s’estompe d’une oeuvre majeure que, si elle disparaissait, réduirait d’autant le capital culturel de l’humanité. Ainsi de tous les poètes, ces voleurs de feu à l’instar de d’Arthur Rimbaud, de Vladimir Maïakovski ou de Kateb Yacine, pour ne nommer que trois parmi une cohorte d’autres. L’absence d’un seul suffit à appauvrir l’histoire d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Or, l’histoire de notre temps, plus que jamais, ne peut pas se payer une telle menace : sans la poésie, où serait l’équilibre du monde? Seuls les fossoyeurs d’arcs-en-ciel oseraient sourire à pareil deuil…
La liberté, l’amour et la parole sont les mots clés à prononcer en exergue s’agissant de l’œuvre d’Aco Šopov. Une trinité qui se mêle et s’entremêle si intimement que l’alchimie s’ouvre sur la liberté d’aimer que la parole engendre et perpétue. C’est un autre grand de la poésie macédonienne, contemporain de Šopov et comme lui partageur à la fois du pays natal et de l’universel, je veux nommer le regretté Ante Popovski, qui écrit ceci à propos de son compagnon Šopov: « sa poésie est une pensée née d’une voix lointaine, négation de la solitude et du silence »… Et nous voilà tous concernés, poètes d’ici, d’ailleurs et de partout, chez qui la parole est un souffle nourricier, une rumeur lisible, une preuve sonore donc vivante de présence. Et qui dit parole dit la langue au service de l’oralité. Ainsi, le macédonien exprimerait aussi « l’émotion et la voix » en « négation de la solitude et du silence », comme vient de nous confier Popovski, l’auteur averti de L’Innommé. Mais qu’en est-il lorsque Šopov dit:
Si tu portes en toi le non-dit,
cela qui te brûle et te lie,
confie-le au plus dru du silence
car lui seul sait le dire…
Y a-t-il, là, contradiction flagrante? Que non. Chez Aco Šopov, le poète et laïque ne sont qu’un. II arrive au poète de témoigner au cœur de l’œuvre uniment dans la foule des sentiments. Et telle proclamation soudaine du premier ne se situe que dans l’opération de l’œuvre qui, elle, est une, dans le travail indivis de l’esprit et de la chair, de la raison et de l’instinct. C’est là, une considération qui conditionne la bonne et juste réception d’une poésie grave sans être tragique, dense sans être obscure. Certes, la quête du poète, parfois, est de sonder la souffrance jusqu’à s’identifier à elle, mais seulement pour rejoindre le sacré, en vertu de la parole ordinaire ayant pris force de prière. Il faut, à haute voix, lire et relire, écouter et réentendre les « Onze prières » d’Aco Šopov – toute une Passion en soi – pour habiter, avec lui, au hasard de son errance dans l’enceinte de sa Macédoine natale comme dans ses exils intérieurs ou extérieurs. Onze prières marquées au coin d’une quête qui les résume toutes, pressante voire exigeante:
Trouve la parole inaugurale, le cri,
trouve cette parole. Et ce temple
prisonnier de son âge, fort de son attente,
s’ouvrira de lui-même, humble devant toi.
Trouve la parole inaugurale, le cri.
La parole dans tous ses états habille la simple existence aux couleurs de la vie, une réalité qu’en d’autres termes j’ai exprimée plus haut, et qui consacre deux évidences: Vie et Verbe que le poète Alain Bosquet conjugue en Verbe et Vertige, ce qui le rapproche d’Aco Šopov et de toute une suite de poètes de par le monde. D’où le titre de ces pages que je lis en votre présence : « Aco Šopov poète poreux à tous les souffles du monde », hommage rendu à la formule pertinente due au poète martiniquais Aimé Césaire, l’auteur mille et mille fois salué du célébrissime Cahier d’un retour au pays natal… C’est que les poètes comme la poésie voyagent. L’itinéraire souvent commence avec la mer et la fascination de l’océan. Et il y a lieu ici, de citer Aco Šopov, le temps d’un poème hissé à hauteur de l’être, du lieu et de la langue, cette dernière étant, comme l’assume le poète Marc Blanchet dans son livre La langue volée au serpent, le théâtre « du combat, c’est en elle (la langue) qu’on affronte les monstres, les mensonges, en elle qu’on peut comme le Faust de Goethe descendre chez les Mères qui conservent intactes les images du monde »; (fin de citation), et je reviens, au poème de Šopov : « En fixant l’océan ». [Edouard Maunick lit l’intégralité du poème]
De Macédoine à l’Afrique, Šopov, le témoin à la sensibilité à fleur de peau, ose le voyage parce qu’il sait que l’exil n’est pas toujours partir pour le pire. L’Afrique répond à « l’appel de son propre sang », et rien en cela n’est trop romantique ou trop utopique ou trop rêvé. A ne pas se tromper, Aco Šopov était né fils d’un pays, enfant de tous les pays. Le voyage était en lui: les départs et le retour. Je l’ai écrit et je me copie: La poésie d’Aco Šopov, profondément enracinée dans sa terre macédonienne, est, dans une égale mesure, projetée dans l’universel. Il est de ces poètes dont le regard, fidèle au champ qu’il embrasse intra-muros, ne laisse rien au hasard (…) En raison d’une volonté d’élargir ce champ immédiat qu’il devine capable de porter d’autres bourgeons pour une greffe salutaire, il aiguise ce même regard à percer l’horizon… Et j’ajoute que l’errance chez Šopov est davantage qu’une tentation, elle est une vertu, peu importent les impositions et le rites et bon ordre des jours et des nuits: ‘voyageur sans parcours et sans but, il s’endort avec le vent (…) il va entre les hommes et le soleil’. D’où son identité d’enchanteur enchanté. Tout ce qui le touche comme tout ce qu’il touche entre en état de métamorphose. C’est qu’en lui coule un « sang abyssal ». Je n’ai pas cessé, depuis que j’ai découvert l’œuvre d’Aco Šopov, de la relire, le plus souvent à haute voix, peut-être pour combler mon regret de n’avoir pas pu le rencontrer de son vivant. En compensation – mais peut-on compenser le non-connu du regard, des gestes et de la voix d’un poète de son envergure? – je me suis surpris à rapprocher des bribes de plusieurs de ses poèmes rouges de son sang abyssal, et je vous laisse à la magie d’une telle recomposition, tous les mots trouvés par le poète en personne:
(…) Dans les profondeurs un sang si lourd
qu’on dirait là depuis l’origine des temps
(…) ce cri sauvage dans le sang,
comme avalanche qui déchire, pille, taille, emporte
(…) et mon sang tourne en aube claire
à force de douceur, à force de beauté
(…) mais quand donc tiendrai-je ma promesse
de m’élancer, de déferler, de tout atteindre
(…) je suis le seul passant de ma rue
(…) seule la blanche tristesse de la source
demeure à jamais telle qu’en elle-même,
telle la nostalgie du grand large
(…) Trouve une parole pareille à l’arbre ordinaire
(…) Trouve la parole inaugurale, le cri.
« Un sang si lourd qu’on dirait là depuis l’origine des temps », je reprends cette ligne, je m’y arrête et je m’interroge. « Un sang si lourd qu’on dirait là depuis l’origine des temps », qu’est-ce à dire sinon que le poète Aco Šopov, puisque porteur de son sang qu’il remonte à l’origine des temps refait, dans l’ordre entendu de la métamorphose et en vertu de la puissance de son imaginaire poétique, toutes les étapes, toutes les escales du voyage de ce sang. II n’est donc pas surprenant qu’il exprime la mémoire de la Macédoine, mais aussi la mémoire d’autres lieux sous d’autres cieux. Et voilà que l’Afrique, une fois évoquée, déploie sa présence sous les traits du Sénégal avec Dakar et Joal, avec Gorée, île de toutes les blessures mais comme pansées par la grâce des signares, ces femmes-lianes « aux yeux violettes sur charpente noire »… Šopov module ainsi le chant de l’une d’entre elles, dans l’absolu de la présence de toutes celles qu’il a célébrées:
Chante ton chant céleste,
signare aux yeux violettes sur charpente noire.
Ta gorge rivalise avec la fureur de l’océan,
avec les tempêtes de sable du désert,
tes yeux sont source vive,
estuaire de tous les fleuves d’Afrique
où navigue la galère négrière en retard
de ma tête en feu,
aux yeux abîmes béants,
aux yeux tunnels sans issue,
éclairant son chemin de nuit et d ‘obscur,
alors, qu’autour tout est ébloui de clarté
et de soleil, soleil, soleil!
Le soleil assiège le crâne,
la tête brûle, s’embrase, devient incandescente,
seuls les deux trous froids,
les deux tunnels sans issue
crachent une pâte noire de nuit et d’obscur
qui brouille sa course
et rend vaine sa quête de la terre jamais promise.
Aco Šopov assume ici sa part d’errance. Mieux, il la confirme. Comment ne pas penser au « Nuage en pantalon » de Maïakovski… Mais aussi la part implicitement secrète d’une poésie pourtant livrée au grand jour, sans voile ou domino. Sa part surréelle et non surréaliste… Ce qui m’amène à évoquer un monument de la littérature du XXème siècle en la personne de Miguel Angel Asturias du Guatemala. Dans les années 1970, je m’étais lié d’amitié avec l’auteur des Hommes de maïs au moment où je travaillais à ce qui est maintenant connu sous le label de Radio-France Internationale. Une amitié confiante, sonore d’éclats de rire latino-americains et créoles mêlés… Un matin, je me suis rendu chez Asturias, dans son appartement de Paris du côté du boulevard Malesherbes, pour une entrevue radiophonique convenue quelques jours auparavant. Or, sans faire exprès, il s’est trouvé que c’était précisément le moment où il se préparait à partir pour Stockholm, recevoir son Prix Nobel de Littérature. Debout, de toute sa haute stature, tout en me parlant, il s’occupait à mettre ses boutons de manchette qu’il croyait avoir égarés… Suivant des yeux ses gestes, je lui demande soudain: « Miguel Angel, à regarder ces objets quotidiens, l’idée me vient de te demander si, parmi la foule d’objets ou autres que tu as toujours retrouvés autour de toi, au Guatemala, lors de tes voyages, de ton exil en Italie, à Paris, il n’y avait pas quelque chose, un élément quelconque dont tu ne t’es jamais séparé? »… La réponse a fusé dare-dare: « Comment, tu ne vois pas l’oiseau quetzal, mon oiseau fétiche posé là, sur mon épaule? »… Joignant le geste à la parole, il m’a montré du doigt, le haut de son épaule gauche. Et, croyez-le ou pas, à l’endroit indiqué, j’ai effectivement vu, sans effort ni illusion, un bel oiseau étrange, probablement aztèque, perché sur l’épaule de mon interlocuteur, alors qu’il s’était mis à faire le point sur la surréalité du phénomène par rapport au surréalisme « d’essence plutôt intellectuelle », Asturias dixit. L’imaginaire avait rejoint le surréel. L’oiseau était bien là, dans la pleine réalité que je partageais avec le poète qui devine, sent, décrit et vit le mystère des choses cachées. Ainsi, chez Aco Šopov également, la signare est à la fois réelle et surréelle. Elle est le bief qu’emprunte la vision pour prendre corps, femme, elle incarne le passage de l’émotion à l’engendrement. Quand on connaît la puissance du rêvé et du surréel dans la poésie d’Asturias comme dans celle de Šopov, peu importe la distance entre Guatemala et Macédoine, tout se réconcilie dans l’universalité de leurs deux talents…
Je parlerais longuement et longtemps encore, si l’organisation de cet hommage, dans un souci de discipline de temps de parole tout à fait compréhensible, et à laquelle je me soumets, ne m’imposait de conclure… Je parlerais avec ambition de vouloir tout dire du bonheur qui explose de l’œuvre d’Aco Šopov, sachant à l’avance qu’il me resterait toujours encore quelque aspect autre à souligner, quelque versant caché à découvrir, quelque ultime pépite à mettre à jour… Il y a tant et tant à commencer et à recommencer… C’est que sa poésie, à l’exemple de celle de poètes vrais dans l’offrande comme dans la blessure, soucieux d’accorder leur souffle à la respiration du monde, est un un défi à la durée. Cette poésie-là est éblouissement qui n’aveugle pas. Non! Aco Šopov, aussi bref mais perdurable qu’aura été son itinéraire, s’ouvre sans cesse sur la lumière. Soleil, soleil, soleil est son cri trinitaire. L’homme est un arbre à jamais debout dans sa parole, un arbre étonné, pour utiliser ses propres mots. Le poète est le pays de chair où pousse cet arbre-verbe. De là, tout est possible, la fête toujours recommencée des êtres et des lieux, une Macédoine natale élargie aux confins de l’univers. Ne vous avais-je pas annoncé que Aco Šopov est un poète poreux à tous les souffles du monde ?…
Pretoria les 11-13 octobre 2003
________________________________
* in Животот и делото на Ацо Шопов.- Скопје: МАНУ, 2005