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Aco Šopov: La cendre et la flamme
À l’occasion du centenaire de sa naissance
Dionicio Morales
Lorsque la poétesse, critique et essayiste mexicaine Aurora Marya Saavedra, après avoir séjourné plusieurs mois sur les terres du poète Aco Šopov, en compagnie de son conjoint, l’extraordinaire poète mexicain Miguel Guardia, réalisa ce que l’on considère comme la première traduction vers l’espagnol de la poésie du « poète partisan », elle avait déjà publié en 1986 une anthologie de divers auteurs macédoniens. Les deux livres ont été publiés au Mexique. Le livre des poèmes d’Aco Šopov, intitulé Lector de cenizas (Voyant dans les cendres, traduit aussi en français par Cinérémancien), est, comme l’explique la traductrice, une sélection de textes puisés dans divers recueils. Il est important de noter que ce travail – la recherche, la traduction et la publication de ces textes – fut achevé cinq ans à peine après la disparition du poète.
Les premiers poèmes d’Aco Šopov publiés sous forme de livre remontent à 1944, le poète avait alors 21 ans. La Seconde Guerre mondiale s’achevait, et notre auteur s’y était engagé activement. Comme tout acteur viscéralement attaché à ses idéaux, à la lutte pour la défense des droits humains, de l’équité, de la justice, de la vérité, de la vie et la tranquillité des habitants que, durant des années, la terre – sa terre, celle héritée de ses ancêtres – avait abrités et qu’au fil des ans, ils s’étaient appropriée en l’aimant et en la labourant, notre auteur vécut cette guerre de très près, avec tout ce que cela implique.
Dès lors, sa poésie de jeunesse est imprégnée de toutes les expériences, inquiétudes, menaces et horreurs inhérentes à ce genre de guerre, du deuil de ses camarades, de la solitude. Mais la veine poétique de Šopov ne tolère pas les gémissements et les cris retentissants qui accompagnent la douleur et la mort. Il les niche dans son cœur, ses émotions et sa raison, et nous pouvons les déchiffrer, avec une nouvelle tonalité, dans bon nombre de ses poèmes plus tardifs.
En tant que témoin d’agressions, de destructions, de malheurs, de la mort et du sang versé par des innocents, plus que tout autre homme partageant ses idéaux, notre auteur vit croître en lui de douloureux sentiments de rage et d’impuissance, aiguisés par sa sensibilité de poète et – pour reprendre une image du grand poète péruvien Cesar Vallejo – « le ressac de tant de souffrance/se déposait dans [son] âme ». C’est ce qu’a vécu Aco Šopov.
Il se peut que certains lecteurs jugent excessif l’usage répété du mot cendre dans sa poésie, mais quant moi, en tant que lecteur attentif de son œuvre, j’y vois l’un des jalons qui, d’une certaine manière, marquent l’avancée de sa poésie, la rendent originale et transcendante, non seulement à l’échelle de la Macédoine, mais sous bien d’autres latitudes aussi. Voyons pourquoi.
A lire ou entendre le mot cendre, les images qui nous viennent le plus souvent à l’esprit sont banales : poussière, résidu, vestige, images fatales et galvaudées. Mais chez Aco Šopov, ces mêmes paroles sont dotées d’une tout autre valeur. Celle-ci est imperceptible au premier abord. Pour la voir, le regard du lecteur – lisant dans la cendre les souffrances vécues – doit d’abord s’ouvrir à un imaginaire poétique engendré par les mots et les vers mêmes que le poète pose avant d’en élargir le sens, et qui sont le point de départ de la mémoire, de l’inventaire préalable à la composition du poème, dans son expression la plus libre et ouverte.
Soudainement me revient à l’esprit, à propos d’Aco Šopov, une citation du chansonnier canadien Leonard Cohen : « Si ta vie brûle bien, la poésie n’est rien d’autre que sa cendre ». Pour le poète et pour l’homme Aco Šopov, les cendres ne s’éteignent jamais complètement. Même si cela semble contradictoire, c’est là aussi que se trouve l’origine de son œuvre car, tout en créant son univers propre, il provoque l’étincelle qui, selon Aristote, guidera son rêve, son illusion, vers le feu, la vraie lumière, que le philosophe nomme perfection, et qui pour nous est la poésie.
Aco Šopov est un auteur qui, par bonheur et comme tout grand poète, maîtrise des thématiques et des registres variés, ce qui le rend tout à la fois visionnaire, imaginatif, réminiscent, audacieux et moderne dans son expression, bien qu’elle soit parfois teintée d’accents classiques. Il n’ignorait rien des mouvements, des auteurs et des tendances littéraires qui l’avaient précédé, tout comme de celles qui rencontraient le succès dans une partie de l’Europe au moment de ses débuts – lorsqu’ il avait vingt ans, n’oublions pas. Homme cultivé, littérairement parlant, et pas seulement en poésie, on rencontre dans son œuvre des « cendres » de lectures, pour ne pas utiliser le mot « vestige », ou des coïncidences fortuites – ce que certains nomment intertextualité – avec les auteurs français Jean-Paul Sartre et Albert Camus.
Dans un de ses écrits, sa fille Jasmina tente d’éclaircir pour nous le sens, dans la langue propre du poète, du néologisme macédonien nebidnina, que l’on a librement traduit par « non-être » ou « néant ». Comment ne pas évoquer L’Être et le néant, l’œuvre de Sartre très en vogue à l’époque, non pas tant pour son titre, sinon que l’écrivain y poursuit, entre autres, un dessein philosophique existentiel, et que le poème de Šopov, faisant contrepoint à son titre, est un hymne, une espérance surgie du néant, un voyage « à travers incendies, à travers ruines, / parmi décombres »
Le poète, je m’avance, trouva plus d’intérêt à la lecture de Camus, car chez les deux écrivains se distinguent clairement des moments de scepticisme, d’amertume, d’incrédulité ou de silence, que le poète macédonien a su s’approprier au regard de sa propre vie, sans sortir de sa veine poétique, dans laquelle chaque poème choisit ses mots, mais sans emportements superflus, les dispose avec lyrisme et les fait briller au fur et à mesure que l’écriture progresse et que s’affirme sa manière poétique, destinée à devenir son style.
Pour rendre justice à la poésie d’Aco Šopov avec des mots précis – ou plutôt avec les audaces inévitables qu’on peut attendre d’un texte littéraire comme celui-ci – , nous devons mentionner l’importance prise aux yeux du poète, c’est-à-dire pour sa poésie, non seulement par le sens du mot silence, mais pour toutes ses émanations et déclinaisons, et il y en a plus d’une, car une stridence inaudible accompagne le souffle ultime – ou originel – de chaque poème porté par la voix magistrale de l’auteur.
Šopov, à ce sujet, a écrit des vers à la fois simples et très profonds :
Si tu portes en toi le non-dit,
cela qui te brûle et te lie,
confie-le au plus dru du silence –
le silence seul sait le dire.
Bien sûr, on l’a déjà dit, mais il faut le répéter : il faut assurément une certaine expérience, ou un certain instinct, qui tout aussi important, pour que ces silences, ces signes muets, viennent enrichir le sens des mots et des vers de leur absence sonore et graphique, sans rien soustraire à la qualité des poèmes.
Lorsqu’on observe la poésie d’Aco Šopov d’un bout à l’autre, on constate qu’une partie de celle-ci, surtout à ses débuts, est faite de poèmes assez brefs. C’est une chose qui peut sembler naturelle chez un jeune poète faisant ses premiers pas en littérature. Cependant, à mesure que s’affirme son inspiration, en même temps que mûrit son regard juvénile mais prometteur en se tournant vers des sujets et des questions plus graves, ses poèmes se déploient plus largement. Non seulement le choix des mots et le nombre de vers comptent, mais ils s’ouvrent à une réalité qui s’impose à lui, et que le poète transforme, avec la puissance et la force d’âme d’un auteur qui dès le début a donné des signes palpables de sa capacité à devenir, par son œuvre, un grand poète. Ce qu’il est sans aucun doute.
De la poésie d’Aco Šopov, on lira aussi Cinérémancien, recueil de poèmes au long souffle, tout comme celui que l’on a traduit par Néant ou Non-être, que j’ai déjà mentionné, ainsi que les cycles « Soleil noir » et « Prières de mon corps« , parmi bien d’autres qui occupent une grande place dans son œuvre et dans lesquels l’auteur édifie les idées qui l’ont habité tout au long de sa vie pour se les approprier et les soumettre à son regard personnel, avec une force par moment tellurique. Il y élabore une cartographie, pour le dire ainsi, des origines de son territoire, non seulement géographique, mais humain. Il remonte à ses sources, révèle sa présence nouvelle au monde après un lourd vécu, pour enfin, grâce à son extraordinaire poésie, l’habiller de neuf pour le futur.
Aco Šopov est l’auteur d’une œuvre qui, selon son commentateur Mahmoud Hussein, fait que ses lecteurs habitant des terres lointaines et stupéfiés, comme moi, par le feu, la cendre, la lumière et l’incandescence que distillent ses textes, ne se sentent – comme moi– nullement étrangers. En guise de conclusion, rappelons ces deux vers de la grande écrivaine française Marguerite Yourcenar : « J’ai vu en mon âme/La cendre et la flamme ». Aco Šopov a lui aussi vu cela.
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