Senghor et la ruse *
Bernard Mouralis
Léopold Sédar Senghor s’est souvent défini comme un « métis culturel » qui a tenté de concilier thématique de la négritude et civilisation de l’universel. Cette attitude n’a pas manqué de susciter, assez tôt, des oppositions assez violentes. On connaît à cet égard le passage célèbre de Nations nègres et culture dans lequel Cheikh Anta Diop dénonce ce qu’il appelle une « littérature nègre de ‘complémentarité’, se voulant enfantine, puérile, bon enfant, passive, résignée, pleurnicharde. »1 Senghor lui-même semble s’être complu dans la position qui lui est reprochée. On le voit par exemple dans les considérations qu’il développe dans la postface d’Ethiopiques, « Comme les lamentins vont boire à la source » lorsqu’il justifie le choix du français comme langue de sa poésie :
« Mais on me posera la question : ‘Pourquoi, dès lors, écrivez-vous en français ?’ Parce que nous sommes des métis culturels, parce que, si nous sentons en nègres, nous nous exprimons en français, parce que le français est une langue à vocation universelle, que notre message s’adresse aussi aux Français de France et aux autres hommes, parce que le français est une langue “de gentillesse et d’honnêteté’ [Jean Ghéhenno, La France et les Noirs (Gallimard), note de L.-S. Senghor]. Qui a dit que c’était une langue grise et atone d’ingénieurs et de diplomates ? Bien sûr, moi aussi, je l’ai dit un jour, pour les besoins de ma thèse. On me le pardonnera. Car je sais ses ressources pour l’avoir goûté, mâché, enseigné et qu’il est la langue des dieux. »2
Mais ces propos qui ont enchanté des générations de critiques ou suscité leur hostilité ne doivent pas, à mon sens, être pris dans leur littéralité, car Senghor fut, dans son œuvre d’écrivain comme dans son action politique un maître de la ruse qui porta au plus point l’art de prendre l’Autre à contre-pied.
Sur le plan politique, tout d’abord, on doit noter que l’affirmation de la négritude comme thème littéraire ne s’est jamais accompagnée de la moindre tentative visant à en faire le cadre de la politique sénégalaise. Senghor s’est passionné pour la recherche d’une essence de l’africanité au point d’écrire à propos de Tchicaya U Tam’Si des propos quelque peu hasardeux :
« J’avais découvert un poète bantou. Car comment être poète, comment être le porteur d’un message si l’on n’est d’abord soi ? Tchicaya est un Bantou du Congo : petit, mais solide, timide et têtu, sauvage dans la brousse de sa moustache, mais tendre; pour tout dire, homme de rêve et de passion. Je dis : un bantou. C’est ce caractère qui définit, d’abord, Tchicaya et sa poésie. La poésie des Bantous est une des plus authentiquement négro-africaines. Elle est pure, du moins au Congo, de toute influence arabo-berbère. Et si elle ne l’est pas tout à fait de l’influence pygmée ou khoisan, c’est tant mieux, car les nègres marginaux de l’Afrique centrale et australe sont les plus près des sources. »3
Mais Senghor s’est bien gardé d’en tirer des conséquences politiques et il n’y a eu chez lui aucun attrait pour l’ « authenticité » telle que l’ont mise en œuvre Mobutu ou Eyadema, et encore moins pour quelque chose qui aurait été, comme on l’a vu avec Buthelezi, un nouvel avatar de l’apartheid.
Là réside sans doute un premier aspect de la ruse pratiquée par Senghor. La négritude fut l’affirmation d’une différence et, dans certains cas même, d’une volonté de séparation d’avec le monde occidental tout en empruntant à celui-ci certains thèmes qui faisaient partie de sa tradition intellectuelle et philosophique, comme, par exemple, la problématique du primitivisme et du bon sauvage, telle que l’avait développée Montaigne dans sa critique de la colonisation de l’Amérique ou Diderot dénonçant l’arrivée des Européens en Océanie, dans le Supplément au voyage de Bougainville. De plus, la lutte menée par Senghor contre le colonialisme et l’effort qu’il a déployé pour l’accession des territoires africains à l’indépendance s’est située pendant longtemps dans le cadre des principes républicains français hérités de 1789 et 1848.
Pour ne prendre qu’un exemple, on pourra citer un des discours les plus violents prononcés par Senghor. Intervenant dans la séance du 21 mars 1946 à l’Assemblée constituante sur la situation de l’enseignement dans les territoires d’outre-mer, Senghor rappelle qu’on « ne peut accorder que 14 millions à l’enseignement primaire du Sénégal, puisqu’on accorde 17 millions à la seule police municipale de Dakar » et ajoute ce commentaire : « Cela m’amène à vous poser la question suivante : la France est-elle venue en Afrique noire pour féconder nos civilisations au contact de la sienne ou pour nourrir le chancre de la police sur le dos de peuples dont l’originalité était précisément d’avoir des civilisations collectivistes sans police ? (Applaudissements à gauche).4 » Tout au long de ce débat, des exemples précis sont apportés qui témoignent de la résistance que les milieux coloniaux, l’administration et le gouvernement opposent à toute évolution du système d’enseignement et la péroraison de l’intervention de Senghor est un véritable réquisitoire :
« De hauts fonctionnaires se targueront de leurs titres de résistants pour résister à l’émancipation des peuples d’outre-mer. (Applaudissement à gauche.) Je vous le demande, mesdames, messieurs : les troupes noires qui, au dire même de M. Schumann, ont constitué, pendant deux ans, le gros des Forces françaises libres, plus particulièrement ceux qui sont tombés au Fezzan, en Erythrée, en Syrie, à Bir Hakeim et ailleurs, ceux-là n’étaient-ils pas, eux aussi, des résistants, et d’une résistance autrement efficace que celle de nos résistants d’eau douce ? (Applaudissements.). Pour nous, il n’y a qu’une seule résistance qui vaille, c’est la résistance à l’esprit nazi, je veux dire au capitalisme camouflé en racisme. (Applaudissements à gauche et à l’extrême gauche).5 »
Dans le domaine de l’écriture littéraire, cet art de la ruse est non moins présent et rien ne serait plus faux que de réduire les œuvres poétiques de Senghor à l’expression d’une pensée et d’un art spécifiquement « africains ». Produire un poème est pour lui toujours un jeu, au sens le meilleur du terme. On sait qu’un des problèmes auxquels n’ont cessé d’être confrontés beaucoup d’Européens a été de savoir si l’Africain était un être simple, proche de la nature, ou, au contraire, un être complexe, toujours enclin à produire des textes remplis d’ « amphigourisme », comme le notait Georges Hardy. Cette hésitation qui n’est rien d’autre qu’une aporie caractéristique, André Davesne, le célèbre auteur de la série des manuels scolaires Mamadou et Binéta, avait cru en donner un exemple, dans Croquis de brousse. Evoquant le rapport que l’Africain entretient avec le langage, Davesne écrivait :
« Le Noir est ainsi préparé par ses traditions verbales à distinguer dans les mots que lui présente la langue française deux valeurs : l’une abstraite et intellectuelle, la signification ; l’autre concrète et sensuelle, la musicalité. Que l’apprenti écrivain ait une intelligence ‘vierge’, qu’il soit un être simple, un primitif, comme on dit, le choix entre ces deux valeurs lui sera dicté par son instinct plutôt que par un effort de réflexion, c’est-à-dire qu’il accordera plus de prix à la musicalité du mot qu’à sa signification. […] Dans la pratique, cette utilisation conduit à des assemblages de mots assez inattendus et qui ne laissent pas de nous dérouter quelque peu. C’est ainsi que nous sommes éberlués quand nous découvrons dans la lettre qu’un jeune amoureux africain écrit à sa dulcinée, après une bouderie, ce cri de détresse : ‘O ma beauté, je vous contemple d’un oeil monocorde !’ Mais cette invocation, que nous serions tentés de déclarer insolite, voire abracadabrante, procède, en réalité, d’une technique habile qui, somme toute, s’apparente…aux découvertes les plus subtiles de la poésie pure. »6
Comme on peut le constater, la réflexion de Davesne entend se situer sur un plan plus proprement linguistique. En particulier, elle prend comme point de départ les « traditions verbales » du locuteur africain qui conduiraient, selon lui, à distinguer, dans l’usage des mots auxquelles le préparent celles-ci, deux pôles : d’un côté la « signification », « abstraite et intellectuelle », de l’autre, la « musicalité », « concrète et sensuelle ». Selon Davesne, cette opposition serait plus marquée dans les langues africaines qu’en français, et, en procédant ainsi, l’auteur s’engage dans une voie risquée, qui consiste à affirmer l’existence de propriétés sémantiques et stylistiques inhérentes aux langues considérées. Mais ce qui retiendra davantage notre attention, c’est l’exemple qu’il donne lorsqu’il cite cette phrase écrite par un jeune amoureux africain « à sa dulcinée » : « O ma beauté, je vous contemple d’un oeil monocorde ! ».
Ce qui est intéressant, dans le commentaire que donne Davesne de cette formule, c’est justement la difficulté dans laquelle il se trouve pour la définir. En effet, d’un côté, elle lui paraît relever de ce que Jakobson appelait la « fonction expressive » : elle est un « cri de détresse ». De l’autre, elle traduit une performance stylistique tout à fait consciente puisque son caractère « insolite », voire « abracadabrant », procède « d’une technique habile qui, somme toute, s’apparente…aux découvertes les plus subtiles de la poésie pure. » Là encore, le commentaire hésite : a-t-on affaire au cri d’un primitif ou à la trouvaille d’un poète savant et pleinement maître de son art ?
Cette question, Senghor devait y répondre quelques années plus tard, dans son poème Masque nègre du recueil Chants d’ombre, paru en 1945, dont le dernier vers est justement : « Je t’adore, ô Beauté, de mon œil monocorde ».7 Senghor connaissait très probablement ce passage de Davesne puisqu’il se réfère à deux reprises, dans un de ses essais, « Le français langue de culture », repris dans Liberté I8, à un développement de Croquis de brousse consacré aux langues africaines. Au-delà de cet aspect un peu factuel, il est intéressant de noter que le jugement porté par Senghor sur Davesne est plutôt élogieux et, une fois de plus, nous avons là un bel exemple de la façon dont Senghor se plaît, non sans malice, à brouiller les pistes, en procédant à ce va-et-vient constant entre sources européennes et sources africaines pour définir la spécificité de la culture et de la poésie négro-africaines.
On comprendra, dans ces conditions, les raisons qui ont pu conduire Senghor à écrire avec A. Sadji l’un de ses chefs d’œuvre, La belle histoire de Leuk-le-Lièvre9, car il y avait en lui sans aucun doute toute la malice du Lièvre, cet animal qui triomphe des puissants par la ruse et dont la fonction est de rappeler, en mettant les rieurs et les amateurs de rhétorique de son côté, « la voie droite »…
* Communication au Colloque international Senghor en toute liberté, Skopje, Université Saints Cyrille et Méthode, 20 mars 2006. Le colloque s’est tenu dans le cadre de la célébration de l’Année Senghor en République de Macédoine, organisée par Jasmina Šopova pour le compte de l’OIF.
[1] Cheikh Anta Diop, Nations nègres et culture [1954], Paris, Présence Africaine, 1999, p. 55. [2] L. S. Senghor, « Comme les lamentins vont boire à la source », postface d’Ethiopiques [1956], in Poèmes, Paris, Seuil, 1984, p. 166-167. Les italiques sont de moi. [3] L. S. Senghor, « De la poésie bantoue à la poésie négro-africaine », préface à Tchicaya U Tam’Si, Epitomé. Les mots de tête pour le sommaire d’une passion, Tunis, SNED, 1962, p. 7-8. [4] L. S. Senghor, intervention à l’Assemblée constituante, 21 mars 1946, in Liberté 2. Nation et voie africaine du socialisme, Paris, Seuil, 1971, p. 13. [5] Idem, ibid., p. 16. [6] André Davesne, Croquis de brousse, Marseille, Sagittaire, 1942, p. 246-247. [7] L. S. Senghor, Œuvre poétique, Paris, Seuil, coll. Points, p. 18. Le fait que ce poème soit dédié à Pablo Picasso a évidemment son importance. [8] L. S. Senghor, Liberté 1. Négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964, p. 360 et 362. [9] Abdoulaye Sadji et L. S. Senghor, La belle histoire de Leuk-le-Lièvre, Paris, Hachette, 1953.
Senghor et la ruse – Résumé
Léopold Sédar Senghor s’est souvent défini comme un « métis culturel » qui a tenté de concilier thématique de la négritude et civilisation de l’universel.
Mais ce point de vue qui a enchanté des générations de critiques ou suscité leur hostilité ne doivent pas être pris dans leur littéralité, car Senghor fut, dans son œuvre d’écrivain comme dans son action politique un maître de la ruse qui porta au plus point l’art de prendre l’Autre à contre-pied.
Telle est la perspective que développe cet article en s’appuyant sur deux exemples. Le premier concerne un discours prononcé par Senghor à l’Assemblée constituante en 1946. Le second montre comment Senghor est allé puiser dans un texte typiquement colonial une de ses plus originales trouvailles poétiques.
D’où l’importance qu’il convient d’accorder au chef d’œuvre destiné aux écoliers africains et qu’il a écrit avec A. Sadji, La belle histoire de Leuk-le-Lièvre : il y avait en lui sans aucun doute toute la malice du Lièvre, cet animal qui triomphe des puissants par la ruse et dont la fonction est de rappeler, en mettant les rieurs et les amateurs de rhétorique de son côté, « la voie droite »…