Senghor et la pensée de Descartes *

Aloyse Ndiaye au Colloque « Senghor en toute liberté », Université Saints Cyrille et Méthode, Skopje, 20 mars 2006

Aloyse Ndiaye au Colloque « Senghor en toute liberté », Université Saints Cyrille et Méthode, Skopje, 20 mars 2006

Aloyse-Raymond Ndiaye 

Le sujet tel qu’il est énoncé, « Senghor et la pensée de Descartes »,  pose le problème  du  rapport de Senghor avec la philosophie. Or, Senghor n’est pas philosophe. Il s’est toujours défini comme poète, comme président-poète, mais jamais comme philosophe. Dans le  Dialogue sur la poésie francophone, répondant à trois de ses amis, il écrit :

« Il y a pour commencer, le fait que, pour chacun de nous, la poésie est, dans notre vie, non pas le métier, mais l’activité majeure : la vie de notre vie, sans quoi celle-ci ne serait pas vie… Pour moi, l’on m’a quelquefois posé la question :« S’il fallait choisir, que voudriez-vous sauver de votre triple vie d’homme politique, de professeur et de poète? » J’ai toujours répondu : « Mes poèmes. C’est, là , l’essentiel ».

Quels rapports donc avec Descartes ? Dans de nombreux textes, Senghor est franchement anti-cartésien. Mais dans d’autres il est au contraire très nettement cartésien. Comment dès lors  se concilient son engagement pour la poésie et son cartésianisme ? Qu’est-ce que Descartes lui a apporté, a apporté au poète qu’il est et qu’il a toujours voulu être. C’est ce que j’ai essayé de comprendre en examinant en premier lieu la place que tient la philosophie dans sa formation, particulièrement la philosophie de Descartes, en second lieu, ce que Senghor retient de Descartes et en troisième lieu, le rapport de la philosophie à la poésie.

I.

Son rapport à la philosophie commence réellement après son baccalauréat, passé à Dakar, donc, au moment où il arrive à Paris pour poursuivre ses études, à Louis-le-Grand et à la Sorbonne. C’est en 1928 qu’il arrive à Paris. Dans un de ses poèmes, il nous fait revivre les impressions qu’il a eues lors de ce premier contact avec la terre de France.

Dans  ses textes autobiographiques, Senghor avoue qu’il ne s’est intéressé à la philosophie  qu’en Khâgne. Son professeur d’hypokhâgne, Monsieur Bernès, ne lui a laissé, de son propre aveu, que le souvenir d’un « métaphysicien obscur ». C’est André Cresson qui lui a fait comprendre Kant et aimer la philosophie :

« J’ai eu comme professeur de philosophie, dit-il, André Cresson, que les ‘philosophes’ de la classe trouvaient, disaient-ils, ‘trop clair’. C’est lui qui par la clarté de ses exposées m’a fait comprendre les philosophes les plus difficiles, dont Emmanuel Kant. C’est de cet enseignement qu’est né mon goût pour la philosophie. »

Son rapport au cartésianisme est donc lié à cet enseignement philosophique reçu à Louis-le-Grand dont il est utile de connaître l’orientation. En effet, André Cresson qui a été son professeur de philosophie était membre du jury de l’agrégation de philosophie que présidait Léon Brunschvicg. Selon le témoignage de Raymond Aron, la philosophie en France, dans les années 1930, était dominée par trois maîtres à penser, Léon Brunschvicg, Alain et Bergson :

« Pour nous inspirer d’un maître, écrit Aron, pour le mettre à mort ou pour prolonger son œuvre, nous n’avions le choix qu’entre Léon Brunschvicg, Alain et Bergson (ce dernier déjà retiré de l’enseignement). A la Sorbonne, Léon Brunschvicg était le mandarin des mandarins… Il «philosophait» plus que les autres et son œuvre – les Étapes de la pensée mathématique, l’expérience humaine et la causalité physique, le Progrès de la conscience  dans la pensée occidentale – ne pouvait pas ne pas nous imposer quelque respect ».  

Léon Brunschvicg s’était donc imposé, entre les deux guerres, par la qualité de son enseignement, la puissance de travail qui soutient son œuvre, comme « le maître ». Il régnait à l’Ecole normale supérieure, à la Sorbonne, au jury de l’agrégation. Il incarnait, selon Aron, le « pouvoir » philosophique, l’autorité incontournable. Il a marqué indéniablement son temps.

De ces trois « maîtres penseurs », Senghor ne cite jamais Brunschvicg. C’est plutôt Bergson qu’il retient allant jusqu’à lui attribuer un rôle dans ce qu’il appellera la « Révolution de 1889 ». Pourtant, l’enseignement de la philosophie qu’il a reçu porte sa marque, sinon directement, du moins indirectement, par André Cresson. En effet, les idées de Brunschvicg sont dans l’air du temps. Il ramène la philosophie à une théorie de la connaissance. En effet, selon Kant, dans la Critique de la raison pure, la connaissance du réel est une construction de l’esprit qui applique les catégories de l’entendement aux données sensibles. En d’autres termes, nous ne connaissons que le monde des phénomènes, le monde construit par notre esprit. Ce qui est au-delà du phénomène ne tombe pas sous les sens, nous échappe. Il n’existe pas de mode d’appréhension qui permettrait d’aller au-delà de la physique. Il en résulte que la métaphysique comme science n’est pas possible. La science ne laisse pas à la philosophie d’objet propre en dehors de la science elle-même. Elle n’apporte pas sur le réel un savoir qui échapperait à la science ou la dépasserait. Il n’y a donc pas de savoir métaphysique.

Brunschvicg est donc persuadé, et l’histoire des sciences lui en donne la preuve, que le progrès de la conscience réflexive a atteint un niveau tel qu’une métaphysique de la nature est impossible. Notre intelligence n’a pas pour vocation de découvrir les secrets de la nature. Si secret il y a, il est définitivement hors de notre portée. Notre intelligence est faite pour décrire et pour vivre les différents niveaux de profondeur de l’esprit humain. Ce qui implique que la science ne peut jamais s’arrêter puisqu’elle exprime l’effort continu et inlassable de l’esprit dans la recherche de lui-même et que la philosophie est avant tout théorie de la connaissance et épistémologie. Une des conséquences de cette conception qui a pu retenir l’attention de Senghor c’est, en plus du rejet de la métaphysique, le manque de considération du moi psychologique et social au profit du moi universel qui sait oublier ses singularités. L’homme crée la science et réfléchit sur elle, sur ses propres opérations, sur ses méthodes. La réflexion critique sur l’intelligence au travail dans la science, nous fait découvrir que c’est là le seul et véritable domaine de l’esprit. L’homme prend ici conscience de la puissance infinie de création de l’esprit qui a toujours la force d’aller au-delà de ce qu’il produit.

Le courant philosophique dominant des années 1930, représenté par la pensée de Brunschvicg, va donc trouver dans l’enseignement le moyen le plus efficace de se diffuser, mettant  au premier plan  la raison mathématicienne et la science. Si ses maîtres lui ont donné le goût de la philosophie, comme il le prétend, Senghor tient cependant à préciser, par ailleurs, que cette philosophie reçue à Louis-le-Grand et à la Sorbonne n’a pas répondu à ses interrogations. Il a été déçu par l’enseignement reçu. Ce qui explique, dira-t-il, que « jeune professeur, débarrassé des examens et des concours, militant de la Négritude, il avait juré « d’oublier Descartes et ses Principes ». Et pourquoi donc Descartes ? Parce que le rationalisme de Kant et de Brunschvicg prend sa source, vient de Descartes  considéré comme le père du rationalisme moderne. Quelques années plus tard, à sa Réception par la Sorbonne, il avouera publiquement dans son allocution officielle :

« Oui, c’est en fils repenti que je reviens à vous. Car j’ai été, des décades durant, l’Enfant prodigue… Oui, j’ai attaqué Descartes au coupe-coupe et soutenu, avec une passion toute barbare, la raison intuitive contre la raison discursive. »

En ces années 1930, le contact avec Descartes s’est donc mal passé. Il s’est fait sur fond de frustration, de rejet. Le Descartes qui lui a été enseigné ne le satisfait pas. Il a été déçu par la philosophie cartésienne, ou pour être plus précis, par le rationalisme cartésien véhiculé par l’enseignement de ses maîtres.

Nous pouvons faire ici un parallèle avec Descartes lui-même qui nous rapporte dans sa biographie intellectuelle présentée dans la première partie du Discours de la méthode, qu’il a été déçu  par l’enseignement qu’il avait lui-même reçu. Aucune matière enseignée  au collège, à l’exception des mathématiques, n’avait pu satisfaire sa soif d’évidence. Et même les mathématiques qu’il affectionnait particulièrement « à cause, dit-il, de l’évidence de leurs raisons » ne l’ont pas satisfait entièrement parce qu’en dehors de leur utilité dans la conduite de la guerre, elles n’avaient aucune autre utilité plus noble. Il dénoncera ainsi la « faillite » de la culture de son temps, avec une vigueur, une détermination, comparable à celle dont fait preuve Senghor quand il exprime sa déception à l’égard de l’enseignement philosophique qu’il a reçu.

Mais de quoi avait besoin Senghor ? Quelle était l’objet de son inquiétude ? de sa recherche ?  Il tient en deux mots : « enracinement » et « identité ». Ce dont il avait  besoin c’était de « s’enraciner » dans sa culture, dans son « identité ». Or, l’enseignement philosophique qu’il a reçu s’inspire du rationalisme « scientiste » et « matérialiste » hérité du XIXème siècle. Il porte la marque des Encyclopédistes du XVIIIème siècle dont le but était, selon Senghor, de « soumettre toutes les activités des hommes – la religion et la morale, comme les lettres et les arts – au contrôle rigoureux, quasi mathématique, de la raison discursive. » A vouloir trop privilégier la raison discursive, on aboutit , estime-t-il encore, au positivisme d’Auguste Comte. La pensée du « maître », celle de Brunschvicg précisément, s’inscrit en droite ligne de ce positivisme « scientiste » que rejette avec vigueur Senghor. Nous pouvons évoquer sur ce point le témoignage d’un historien de la philosophie, François Châtelet : « Dans la première partie du XXème siècle, écrit-il, s’est lentement mûrie une œuvre philosophique dont l’inspiration foncière appartient encore au XIXème siècle. Les travaux de Léon Brunschvicg sont l’épanouissement dernier de ce qu’il y a eu de meilleur en France, entre Maine de Biran et Henri Bergson : méthode réflexive, passion sévère et subtile pour l’histoire de la philosophie et des sciences, idéalisme critique fondé sur une épistémologie à la hauteur enfin des sciences dont elle s’inspire ».

Il est donc clair, en ces années 1930, que la raison mathématique ou cartésienne domine. L’idéal scientifique qu’elle projette est très favorablement accueilli. Il inspire  même les ethnologues dont le plus célèbre est Lévy-Bruhl.

Nous pouvons donc conclure de l’examen de ses premières années de formation à Louis-le-Grand, que Senghor a été profondément déçu de l’enseignement de la philosophie reçu de ses maîtres, particulièrement déçu de la philosophie cartésienne, de la philosophie française. Car, il admet par ailleurs que ses maîtres lui ont fait, néanmoins, « admirer la philosophie, la science et la musique de l’Allemagne ». Qu’est-ce que cela veut dire ?

II.

Laissons Senghor s’expliquer lui-même : 

« C’est à la sortie de la ‘première supérieure’ du Lycée Louis-le-Grand, c’est en Sorbonne – à l’Institut d’ethnologie et à l’Ecole pratique des hautes études – que j’abordai les ethnologues, qui me feront redécouvrir les philosophes allemands, et les ethnologues en plus. » Mais, surtout, il découvre Léo Frobénius  « un ethnologue – un savant allemand, doublé d’un philosophe ». C’est donc lui, dit-il, qui « nous restituait notre vérité, notre dignité ». Cette vérité est que, loin d’être inférieure à la « civilisation du fait », de la logique et de la raison discursive, la civilisation négro-africaine, appelée « éthiopienne » par Léo Frobénius, « est simplement autre ». En rencontrant Léo Frobénius, Senghor a enfin trouvé la réponse à sa question, à sa quête d’identité.

La préoccupation de Senghor, comme on le voit, n’est pas un problème scientifique ou épistémologique. Sa quête d’identité relève de la culture. Il l’a commencée dès ses années de collège au Sénégal, avant même que de venir en Europe, en France. Il nous rapporte lui-même que ses supérieurs au collège refusaient de reconnaître aux séminaristes qu’ils étaient – il faut en effet savoir que Senghor a voulu être prêtre, qu’il a donc fait le séminaire –  qu’ils avaient une civilisation. Sa réaction a toujours été, même devant ses supérieurs, de combattre ce préjugé en défendant l’idée d’une civilisation et d’une culture africaines différentes mais égales. Or, cette théorie de l’inégalité des cultures qu’il combat, était dominante au Quartier Latin, à Paris, où sévissait encore la thèse du « primitivisme nègre » et de la « mentalité prélogique » sous l’autorité de Lévy Bruhl. C’est dire que l’ethnologie du Quartier Latin, l’ethnologie française représentée par Lévy Bruhl, était loin de le satisfaire. Ce sont donc les Allemands, avec Léo Frobénius qui lui ouvrent la voie, si l’on peut dire, du salut. C’est bien ce qui ressort de cet aveu de Senghor :

« Je vivais donc dans la familiarité intellectuelle des plus grands africanistes, et d’abord des ethnologues et linguistes. Mais quel coup de tonnerre, soudain, que celui de Frobénius !…Toute l’histoire et toute la préhistoire de l’Afrique en furent illuminées – jusque dans leurs profondeurs. Et nous portons encore, dans notre esprit et dans notre âme, les marques du maître, comme des tatouages exécutés aux cérémonies d’initiation dans le bois sacré…»

Comme Saint Paul sur le chemin de Damas, Augustin dans son jardin à Milan, Pascal lors de cette fameuse nuit, ou Rousseau sur la route de Vincennes,  Senghor, à la lecture de Frobénius, est illuminé par la vérité. C’est presque une expérience mystique. Assuré désormais qu’il existe une civilisation et une culture africaines différentes mais égales aux autres, Senghor se sent mieux armé, plus confiant pour retourner à ses auteurs. Il relit les philosophes Allemands et Français, les Français « qu’ils avaient pourtant tellement plaisantés, les Français et leur Descartes. »  Il découvre alors, que le Descartes que ses maîtres lui ont enseigné n’était pas le Descartes orthodoxe (authentique?). En d’autres termes, qu’il y a bien chez Descartes la raison discursive à l’origine de la science et des techniques et la raison intuitive à l’origine de la religion et de la philosophie, des lettres et des arts. Il reconnaît et admet sans réserve que le cartésianisme a été un élément moteur  dans le progrès, qu’il a été le levain de la civilisation moderne. 

Il ne limite pas cependant l’apport du cartésianisme à sa seule dimension scientifique et épistémologique : « le cartésianisme fut et fit plus en plaçant l’Esprit comme cause et fin de l’homme. L’Esprit, c’est la totalité de la raison, c’est, en même temps, la raison discursive qui distingue et cerne les faits, et la raison intuitive, qui transfigure le fait en faisant une image-symbole douée de sens. » L’on retrouve ici, avec l’évocation des « images-symboles douées de sens », la préoccupation esthétique de Senghor. Il reconnaît que le cartésianisme n’est pas incompatible avec la poésie, que la poésie peut aussi penser, qu’il y a de la pensée en poésie, que la raison discursive ou mathématicienne pour le dire autrement, n’est pas coupée de l’émotion.

« Nos maîtres, dit-il, qui avaient été formés dans le moule du rationalisme, non même pas de Descartes, qui était moins univoque qu’on ne l’a prétendu, mais du XIXème siècle « scientiste », nous avaient appris à nous méfier de l’émotion et à ne nous laisser guider que par la seule raison discursive. « Nous avaient appris ? Plus exactement avaient essayé de nous apprendre. »

En s’engageant dans la relecture des philosophes et particulièrement de Descartes, Senghor s’aperçoit qu’il a été induit en erreur, que l’interprétation de ses maîtres n’était pas le reflet exact de la pensée de Descartes. Il découvre que le cartésianisme qu’il a reçu de ses maîtres est un cartésianisme mutilé, tronqué, privé de ce qui pour Descartes lui-même est essentiel, c’est-à-dire, l’émotion, le corps, qui, dans la Sixième Méditation Métaphysique, nous est révélé dans son union intime avec l’âme, l’union de l’âme et du corps étant la troisième notion primitive, thème central de ses échanges avec la Princesse Elisabeth. Il est intéressant de noter que Senghor, très tôt, alors que les spécialistes de la pensées de Descartes dissertaient sur le dualisme cartésien, au contraire Senghor avait le pressentiment qu’il n’en était rien, que le dualisme tel qu’on le lui avait enseigné ne correspondait pas à la pensée de Descartes. 

Ce n’est que récemment, avec les travaux d’éminents historiens de la philosophie de Descartes, que l’on commence à considérer avec plus de nuance le dualisme cartésien. Ainsi, André Robinet, dans son ouvrage consacré à Descartes, estime qu’il faut faire sortir le cartésianisme du « corsetage dualiste auquel on l’a réduit pour admettre qu’il expose une trilogie épistémique désignatrice de trois substances, deux simples et une composée qui ont nom esprit, corps et union ». André Robinet montre bien que le prétendu dualisme  cartésien n’était pas aussi radical qu’on l’a dit. Il faut nuancer. Senghor a eu le mérite de l’avoir reconnu bien avant et sans être un spécialiste de l’histoire de la philosophie et de la philosophie de Descartes.

Quel est donc l’enjeu ? Que cherche-t-il à prouver ? Pourquoi cet intérêt pour Descartes et le cartésianisme ?  Senghor veut comprendre le pourquoi de l’inhumanité de ce monde. Pourquoi le monde n’est pas humain ? Le monde occidental, qui a organisé la colonisation, la traite négrière, l’esclavage, le racisme, développé la théorie de l’inégalité des cultures… Ce monde, issu du rationalisme cartésien, a produit, selon lui, une civilisation bâtie sur le « refoulement du corps », selon l’expression de Durand, c’est-à-dire sur la seule raison discursive. C’est, en clair, le monde de la rationalité technicienne, de l’efficacité, qui se méfie du sensible, de tout ce qui peut rappeler le corps. Le refoulement du corps, c’est l’oubli de l’homme.

C’est la même raison qui procède à la réduction de la Nature à la matière. C’est parce qu’elle a ramené la  Nature à la matière que notre civilisation moderne en a fait un objet de maîtrise et de possession. Senghor lie aussi le problème de la Nature au problème de l’homme. C’est donc cette assimilation de la Nature à la matière qui fait de la science et de la technique des instruments de domination et d’asservissement qui conduit à l’oubli de l’homme. Il nous suffit, en effet,  de revenir au mot d’ordre « maîtres et possesseurs de la nature », lancé par Descartes dans le Discours de la Méthode, à l’aube de l’âge scientifique moderne. Ce fut le point de départ de la conquête de l’univers par la raison, l’univers étant devenu notre propriété, un objet d’exploitation, de maîtrise et de possession.  Aujourd’hui, un seul modèle unique de modernité issu de la raison coupée de l’émotion, prétend s’imposer aux nations de la terre entière. C’est le modèle américain. Senghor ne manque pas dans ses essais, ses poèmes, de décrire l’inhumanité de ce modèle. Il devient alors manifeste que ce que nous avons perdu avec le règne de la raison triomphante, c’est le goût et le sens de la vie, la vie qui est amour, fraternité. Dans  son poème  « A New York », Senghor décrit avec force cette dépossession de nous-mêmes qui résulte d’une interprétation erronée du cartésianisme. Elle est à l’origine de notre descente aux  enfers, de cette dégradation du monde.

III.

Dans son Ce que je crois, un de ses derniers livres, Senghor relève un contresens  commis par Descartes sur un passage de l’Éthique à Nicomaque. Dans cet écrit, Aristote distingue trois facultés qui nous permettent de connaître et d’agir. Il les cite dans l’ordre : la sensibilité (aisthésis), la raison (noûs), le désir (orexis). Reprenant ces termes dans ses Méditations métaphysiques, Descartes, fait remarquer Senghor, renverse l’ordre de présentation aristotélicien : « c’est ainsi, dit-il, que la ‘sensibilité, la raison et le désir’, sont devenus sous sa plume et activement ‘le penser, le vouloir et le sentir’. Descartes, en procédant ainsi, conclut Senghor, met la raison devenue discursive à la première place, tandis que la sensibilité était reléguée à la dernière ». C’est ce qui explique que notre rationalisme moderne qui en est issu est de ce fait sans âme, parce que simplement Descartes, pour avoir distingué la raison discursive et la raison intuitive, a placé la première au-dessus de la seconde et « étouffé la sensibilité ». C’est sur ce contresens que s’est construit le monde moderne avec les conséquences qui en découlent.

Il convient de noter que Senghor ne fait pas remonter la dégradation du monde à une quelconque imperfection de notre nature. C’est un contresens, une faute logique, qui en est la cause, qu’il est donc possible de corriger, de rectifier. Ce n’est donc pas une fatalité. La comparaison avec Descartes s’impose qui lui aussi ne remonte pas au-delà de nos préjugés, c’est-à-dire, par exemple jusqu’à la considération du péché originel, cause théologique donc, pour expliquer notre situation actuelle. Pour Senghor, il suffit de lire plus attentivement Descartes et avec méthode, pour reconnaître que le fond de notre pensée est tout autre. Mais, se demande-t-il encore lui-même, « qui relit Descartes aujourd’hui ? – qui nous rappelle que le ‘sentir’ est comme le ‘penser’ et le ‘vouloir’, fils de la raison ».

Il est capital pour Senghor, en effet, de montrer que dans l’esprit humain, la raison et l’émotion ne sont pas distinctes, que la raison participe de l’intuition de même que l’intuition participe de la raison, qu’il n’y a donc pas lieu de couper la raison de l’émotion. Mais, ce faisant, Senghor nous prépare à l’idée que la poésie pense, qu’il y a de la pensée dans l’émotion. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que le Cogito, le « je pense donc je suis » de Descartes, peut se dire autrement. C’est bien à cette vérité que nous conduit Senghor :

« Je pense donc je suis », écrivait Descartes. Le Négro-africain pourrait dire : « Je sens l’Autre, je danse l’Autre, donc je suis ». Or danser, c’est créer, surtout lorsque la danse est danse d’amour. C’est en tout cas, le meilleur mode de connaissance.

Pour bien saisir la portée de ce Cogito, il faut se souvenir de la préoccupation essentielle de Senghor. Dans Liberté III, il écrit :

« Il y a que seules m’intéressent les civilisations qui consonnent à la mienne – à la Négritude – ou lui sont fortement étrangères. J’ai toujours eu besoin de m’enraciner dans mon identité ou de m’accomplir par complémentarité ».

Il est important de noter à partir de cet aveu que Senghor est à l’aise dans la culture des autres. Il ne s’est jamais senti étranger dans les cultures des autres. S’il s’est intéressé à Descartes, c’est parce qu’il sait que le Cogito de Descartes rend possible un autre Cogito.  Le Cogito est l’affirmation de l’identité, l’enracinement, pour lui dans la Négritude. Il y a donc, avec le Cogito, rencontre des identités, et non exclusion : « Je sens l’Autre, je danse l’Autre, donc je suis ». Le « je » n’est pas seul.  Il danse l’Autre. Or danser c’est créer, surtout lorsque la danse est danse d’amour. Le « je » est ouverture sur l’Autre, sur l’universel. Il est don de soi à l’Autre, c’est-à-dire amour.  Le Cogito de Senghor est complémentaire ou « consonant » au Cogito de Descartes. Il convient pour s’en apercevoir plus clairement d’approfondir le concept de Négritude qui, chez Senghor comme chez Aimé Césaire, n’est pas de l’ordre de l’instinct, de la fermeture, de l’enfermement, mais bien plutôt de l’ordre de la culture. Il est enracinement et en même temps ouverture sur l’universel, non pas l’universel abstrait, mais l’universel concret.

Enracinement signifie ici approfondissement, plongée au plus profond de soi-même. Que trouve-t-on quand on rentre en soi pour atteindre le moi profond ? Une communauté, car le moi n’est pas seul. Il est un « nous » pour parler comme Hegel. En effet, chacun peut revendiquer sa capacité à rentrer en soi, à retrouver son moi profond. Cet enracinement est essentiellement réflexion, relation de soi à soi de soi à l’Autre. D’où la formule du Cogito de Senghor.

L’enjeu du débat réside donc à montrer qu’il y a deux voies d’accès à la totalité, à l’universel : celle de l’intelligence ou raison, celle de l’émotion, de la sensation ou du corps. Elles ne sont pas contradictoires, elles sont différentes. Le rationalisme cartésien a privilégié la première, mais il n’a pas ignoré la seconde. C’est le mérite de Senghor d’avoir insisté sur la seconde en quête d’un équilibre rompu par le gauchissement du cartésianisme par le courant positiviste « scientiste » et « matérialiste ». C’est cet équilibre rompu que Senghor voudrait retrouver pour réconcilier l’homme avec lui-même, l’homme avec la nature, l’homme avec Dieu et créer un monde de fraternité, de transparence, par excellence le monde du poète. Notre monde moderne est dépoétisé. Nous en connaissons la cause. Senghor s’inspirera de son univers culturel, l’Afrique,  monde sensible et sensuel, de rythme et de sons, de qualités et de singularités. C’est là qu’il espère trouver le chemin qui mène à la transparence perdue par l’Europe. La transparence ne signifie rien d’autre que la Fraternité entre les hommes, la solidarité entre les êtres : « du fétu de paille à Dieu ». Elle traduit la « communialité » entre les êtres, entre les vivants et les morts. Elle est le contraire du « mur » dressé par le rationalisme « scientiste » et « matérialiste » qui isole, sépare, oppose, caractérisé par l’oubli de l’homme qui engendre le mépris, le racisme, les guerres. Pour arrêter le processus de dégradation du monde, Senghor est persuadé qu’il faut d’abord redonner à la poésie sa place : « Il  faut restituer celle-ci  à ses origines, au temps qu’elle était chantée – et dansée – comme en Grèce, en Israël, surtout dans l’Egypte des Pharaons. Comme aujourd’hui en Afrique noire. ‘Toute maison divisée contre elle-même’, tout art ne peut que périr. La poésie ne doit pas périr. Car alors, où serait l’espoir du monde ? »

* Communication au Colloque international Senghor en toute liberté, Skopje, Université Saints Cyrille et Méthode, 20 mars 2006. Le colloque s’est tenu dans le cadre de la célébration de l’Année Senghor en République de Macédoine, organisée par Jasmina Šopova pour le compte de l’OIF.