Poésie du mouvement, poétique de l’entre-deux *

Lecture de “Tout le long du jour” de Léopold Sédar Senghor (Chants d’ombre)

Xavier Garnier au Colloque « Senghor en toute liberté », Université Saints Cyrille et Méthode, Skopje, 20 mars 2006

Xavier Garnier au Colloque « Senghor en toute liberté », Université Saints Cyrille et Méthode, Skopje, 20 mars 2006

Xavier Garnier, CENEL / Université Paris 13

On sait le rôle moteur du « Royaume d’enfance » dans Chants d’ombre, le premier recueil de Senghor. L’idéalisation par le souvenir d’enfance d’une Afrique ancestrale, harmonieuse et fière est un des pôles de sa créativité. Dans le creuset de la poésie senghorienne la composante africaine est véhiculée par le souvenir et sa capacité de mettre en images ce qui remonte à la mémoire. Joal, dont le refrain est « Je me rappelle… », est le poème par excellence de cette mise en image du « Royaume d’enfance ». Je voudrais dans cette communication examiner un poème qui peut apparaître comme une réponse à ce lyrisme de la nostalgie d’une Afrique perdue. Le poète ne chante pas l’Afrique depuis son exil européen, mais cherche l’oubli de l’Europe au cœur même de l’Afrique, à l’occasion d’un voyage en train…

Tout le long du jour…

Tout le long du jour, sur les longs rails étroits
Volonté inflexible sur la langueur des sables
A travers Cayor et Baol de sécheresse où se tordent les bras les baobabs d’angoisse
Tout le long du jour, tout le long de la ligne
Par les petites gares uniformes, jacassantes petites négresses à la sortie de l’École et de la volière
Tout le long du jour, durement secoué sur les bancs du train de ferraille et poussif et poussiéreux
Me voici cherchant l’oubli de l’Europe au cœur pastoral du Sine.

La triple répétition du refrain « Tout le long du jour… » donne au poème une structure que nous nous proposons de suivre dans ce commentaire. Le refrain installe ce que Mikhaël Bakhtine appelle un chronotope au cœur du poème : un mixte d’espace et de temps, propice à une écriture du mouvement. Il est question d’un voyage sur la ligne de chemin de fer Dakar/Bamako, mais les points de destination ne sont pas indiqués. On ne sait dans quel sens voyage le poète, ce qui importe c’est qu’il soit au cœur du Sine. La longueur des rails donne sa longueur au jour. Le train sahélien emprunté par le poète ne vient de nulle part et ne va nulle part, il est une traversée d’un immense territoire de sable aux contours indéfinis. A la longueur de la ligne répond « la langueur des sables », le travail obstiné des coloniaux est un étroit sillon dans l’immense attente du désert. Sous la paronomase latente longueur/langueur, peut se lire toute une série de dualités dont Senghor fait son miel pour tisser sa poétique : civilisation hamitique / civilisation éthiopienne chez Léo Frobenius; temps / durée chez Bergson, etc. L’œuvre coloniale est du côté de la longueur, le Sahel du côté de la langueur. Le premier moment de ce poème s’achève sur une image forte, accrochée à deux noms propres (Cayor et Baol). On sait que pour Senghor le langage n’est jamais plus puissant que lorsqu’il passe par le nom propre, c’est alors qu’il est en mesure de saisir le réel dans sa singularité. Et il n’y a pas d’autre réel pour le poète qu’un réel singulier. Cayor et Baol sont des espaces géographiques, mais aussi des royaumes au passé prestigieux. La sécheresse n’est pas simplement celle du Sahel, mais également celle des temps présents, et les baobabs aux bras tordus par l’angoisse ont valeur de symbole.

Le retour du refrain est accompagné d’une variation. Il y a chez Senghor un art du rythme qui est aussi un art de la variation. La différence naît chez lui de la répétition. Il n’est plus ici question de la matérialité des rails courant sur le sable, mais de la « ligne » et de tout le réseau administratif et social qui sous-tend la construction du chemin de fer. La longueur du jour est ponctuée de « gares uniformes » qui sont autant d’articulations du contrôle colonial de l’espace sahélien. Le mot clé de ce deuxième moment du poème est l’adjectif « uniforme » qui sert de pivot. Les « gares uniformes » se métamorphosent en jacassantes écolières, puis les écolières évoluent en oiseaux par le biais de l’adjectif « jacassantes ». De l’uniformité va jaillir la vie, le débordement d’émotions. L’Ecole fait partie du réseau mis en place par l’administration coloniale au même titre que « la ligne ». Alors que le premier moment semblait mettre en relation la dévitalisation du milieu et la volonté inflexible qui avait posé les rails, le deuxième moment retrouve les poches de vie, le long de la ligne, aux abords des stations.

Le troisième moment insiste sur les conditions concrètes du voyage dans « train de ferraille et poussif et poussiéreux ». La poète se met en scène en nègre avec son corps réceptif à toutes les agressions physiques : « durement secoué sur les bancs du train ». Les secousses du train poussif bousculent le corps hypersensible du nègre. On connaît les textes de Senghor sur l’émotivité du nègre et son complexe âme-corps, véritable plaque sensible réagissant à tous les mouvements du réel. Le voyage en train est forcément une expérience bouleversante par les remuements qu’il suppose. C’est de ce remuement qu’apparaît enfin le poète « Me voici ». Pas de JE dans ce texte, mais un fragile personnage ballotté par les mouvements du train et engagé dans une surprenante quête : c’est l’oubli de l’Europe que le poète cherche au cœur de l’Afrique, depuis ce point d’observation qu’est devenu le banc du train.  Le dernier verset du poème est saisissant par le renversement qu’il opère : les retrouvailles du poète exilé avec l’Afrique et les lieux « Royaume d’enfance » se fait sur fond d’Europe.

Ce court poème met en place une sorte de dialectique mémorielle continentale : quête du souvenir de l’Afrique pour les poèmes écrits en Europe ; quête de l’oubli de l’Europe pour les poèmes écrits en Afrique. L’Afrique est une absence à convoquer, l’Europe une présence à oublier. Ce jeu du souvenir et de l’oubli, de l’absence et de la présence, ouvre une poésie de l’entre-deux dont la mémoire du poète est l’opérateur. Ce « train de ferraille poussif et poussiéreux » est le symbole fort du fil de la mémoire traçant son sillon obstiné dans les grandes turbulences de l’histoire coloniale.

* Communication au Colloque international Senghor en toute liberté, Skopje, Université Saints Cyrille et Méthode, 20 mars 2006. Le colloque s’est tenu dans le cadre de la célébration de l’Année Senghor en République de Macédoine, organisée par Jasmina Šopova pour le compte de l’OIF.


Poésie du mouvement, poétique de l’entre-deux: Résumé 

Nous proposons une lecture d’un court poème de Chants d’ombre intitulé « Tout le long du jour… » écrit à l’occasion d’un voyage en train à travers le Sénégal sur la ligne de chemin de fer Dakar/Bamako. A l’occasion de ce poème circonstanciel Senghor introduit un motif discret dans sa poésie : la difficulté d’oublier l’Europe au cœur même de l’Afrique. L’oubli de l’Europe est le symétrique du souvenir d’Afrique dans la dynamique mémorielle du poète. C’est cette dialectique de l’oubli et du souvenir, et le régime de l’image qu’elle sous-tend, dont nous voulons ici rendre compte.