L’incarnation du poème : une mystique senghorienne ?

Beïda Chikhi à la promotion du livre Senghor - Šopov : Parallèles de Jasmina Šopova, Skopje, octobre 2006

Beïda Chikhi à la promotion du livre Senghor – Šopov : Parallèles de Jasmina Šopova, Skopje, octobre 2006

Beïda Chikhi, Université Paris IV- Sorbonne

Je voudrais avant de développer mon propos expliciter l’alignement de mon titre. 

J’entends « incarnation du poème » d’abord au sens premier de « matérialisation d’une chose abstraite » ensuite au sens mystique de « mise en chair’’ d’un verbe caché, secret, mystérieux, voire transcendant.

Enfin, je me poserai la question : cette mystique est-elle spécifique à Senghor ? 

I – L’incarnation du poème

Il suffit de lire les œuvres poétiques de Senghor pour se rendre à cette évidence : c’est l’incarnation, aux deux sens du terme, qui est au centre de son esthétique. 

L’incarnation est chez lui une préoccupation dont les fondements ne sont pas nettement déclarés mais affleurent aussi bien dans le tissage de l’image analogique, dans l’abolition du temps chronologique au profit de l’instant poétique, plus propice à l’incarnation, que dans le rythme corporel qui affecte le poème. 

L’image analogique, concrétisation de la pensée analogique, l’abolition du temps chronologique, et le rythme, devenu chez l’Africain « polyrythmie » et non pas comme chez le poète français, Mallarmé, « polymorphie », sont des déterminations poétiques que Senghor expose dans son « Esthétique  de la poésie négro-africaine ».1

Pour une illustration des procédés d’incarnation du poème, je prendrai appui sur un extrait du recueil Ethiopiques2 un véritable condensé de l’exigence poétique de Senghor.

Le poème s’ouvre et se clôt sur la parole magique qui abolit le temps chronologique et dans le même temps isole la scène où doit se produire l’incarnation: 

Je ne sais en quels temps c’était, je confonds toujours l’enfance et l’Eden
Comme je mêle la Mort et la Vie –  un pont de douceur les relie.

Sur la scène ainsi délimitée s’élabore alors un scénario dans le pur respect des lieux communs, mystiques, de l’Afrique : 

    1. Pèlerinage au sanctuaire nommé Fa’oye, pas loin de Joal, où habitent les âmes des rois sérères, ascendants de sa propre hagiographie..
    2. Rencontre, sur le chemin du retour, à l’heure du zénith, avec un Esprit des deux mondes, à la fois mort et vivant,  fraternel et mortel.
    3. Incarnation féminine/masculine – androgynique peut-être-, de l’Esprit, qui devient poème sur la crête de l’image analogique

L’incarnation féminine s’adresse au poète et lui dit :

Puisse mon poème de paix être l’eau calme sur tes pieds et ton visage
Et que l’ombre de notre cour soit fraîche à ton cœur

Le poète relate le souvenir de cette rencontre comme une adhésion à l’incarnation, comme une acceptation de la présence d’un Esprit qui lui livre l’énergie dont il a besoin :

Ses mains polies  me revêtirent d’un pagne de soie et d’estime
Son discours me charma de tout mets délectable – douceur du lait de la mi-nuit
Et son sourire était plus mélodieux que le khalam de son dyâli
L’étoile du matin vint s’asseoir parmi nous, et nous pleurâmes délicieusement.

L’incarnation se fait visible, audible, tactile, sensuelle, gustative. Elle est accompagnée d’un poète, de lignage traditionnel, le dyâli, qui joue d’un instrument de musique : le khalam.

Rappelons que tous les poèmes composant Ethiopiques, sont destinées à une instrumentalisation musicale appropriée: orgue, flûte, trompette, khalam, balafong, kôra, tam-tam. Le présent texte  a été donc écrit pour le khalam, un instrument de musique à trois ou quatre cordes.

Pour Senghor « le poème n’est accompli que s’il se fait chant, parole et musique en même temps. »3 Cet accomplissement se réalise « par les moyens les plus matériels, les plus sensuels : lignes, surfaces, couleurs, volumes en architecture, sculpture et peinture ; accents en poésie et musique ; mouvements dans la danse. » 

II – L’incarnation du poème : une mystique ?  

Le poème ainsi conçu serait un art complet. Il s’opposerait à une perception flottante, abstraite, intellectuelle, de l’idée poétique. Il transcenderait le discours critique ou théorique sur l’annulation du langage dans la référence, sur le double état de la parole qu’il faut ou non séparer, sur tout ce qui en somme a inauguré la Crise de vers mallarméenne en France à la fin du 19e siècle. Ce faisant, il nous installerait dans une appréhension mystique de la poésie, c’est à dire un accomplissement total de la parole.

L’œuvre poétique de Senghor est l’expression d’une foi absolue dans la Parole. La poésie se déploie entre la parole parlée proférée par l’homme et la parole rythmée, insufflée par Dieu, « le verbe de Dieu qui créa le monde ».

Dans son Esthétique négro-africaine, tout en définissant la Parole comme un champ vibratoire où s’exerce la « Force vitale de l’être dans sa plénitude »4,  Senghor scelle un véritable pacte mystique autour du désir et de la nécessité d’accéder au divin, seule force capable de nous extraire des confusions du non-savoir:

Chez l’existant, la parole est le souffle animé et animant de l’orant ; elle possède une vertu magique et crée le nommé pour sa vertu intrinsèque. Aussi tous les autres arts ne sont-ils que des aspects spécialisés de l’art majeur de la parole . 

Au cœur de ce pacte, qui reprend en substance des dénominations communes aux diverses mystiques issues des grandes religions, et perceptibles chez saint Jean de la Croix, Ibn Arabi ou Râmakrishna, Senghor révèle la dimension rythmique, négligée jusque-là, volontairement ou non :

Qu’est-ce que le rythme ? C’est l’architecture de l’être, le dynamisme interne qui lui donne forme, le système d’ondes qu’il émet à l’adresse des autres, l’expression pure de la force vitale.5

Néanmoins, dans la mystique de Senghor, le rythme qui sert de tremplin à la poésie africaine est le rythme spécifiquement négro-africain: 

Chez le Négro-Africain, c’est dans la mesure même où il s’incarne dans la sensualité que le rythme illumine l’Esprit. La danse africaine répugne au contact des corps. Mais voyez les danseurs. Si leurs membres inférieurs sont agités de la trémulation la plus sensuelle, leur tête participe de la beauté sereine des masques, des Morts.

[…] Aussi est-ce dans le poème que nous pouvons le mieux saisir la nature du rythme négro-africain. 

On réalise alors, à la lecture de ce passage, comment s’opère le glissement de la mystique à la politique, autrement dit à une stratégie de revendication identitaire par le biais de la mystique. Il s’agit là de dessiner les contours de l’être africain, en passant par l’analogie poétique et mystique  « Aussi est-ce dans le poème que nous pouvons le mieux saisir la nature du rythme négro-africain. » Pour le constater de manière plus concrète, revenons au poème précédent « Je ne sais en quels temps c’était… », plus précisément à l’échange final entre le poète et l’incarnation du poème :

Mon frère élu, dis-moi ton nom. Il doit résonner haut comme un sorong.
Rutiler comme le sabre au soleil. Oh! chante seulement ton nom.
Mon cœur est un coffret de bois précieux, ma tête un vieux parchemin de Djenné.
Chante seulement ton lignage, que ma mémoire te réponde.

Certes, on a déjà montré que toute l’œuvre de Senghor tend essentiellement à saisir l’être africain, la raison nègre, la parole parlée, la culture africaine… Mais ce qui est en jeu, ici, dans la mystique, c’est la réalité politique du territoire africain, sa réalité institutionnelle, la résonance de son nom propre, autrement dit son incarnation d’indépendance.

Pour Senghor, et pendant toute la période de gestation et de l’écriture poétique (1940- 1961), l’Afrique est ‘’invisible’’, ‘absente’’, elle participe du royaume des Morts et des Esprits. Ce qui travaille en profondeur le poème, c’est l’affirmation secrète, clandestine, d’une Afrique restituée à elle-même. 

Cette affirmation secrète, clandestine, du désir de l’Afrique de retrouver sa visibilité, est adressée à une instance de décision, à un destinataire privilégié : l’Europe. 

Senghor invite la raison européenne à accéder à un autre mode de compréhension que celui, explicite, analytique, qu’est le sien. Le discours analogique dont se sert le Sud est une forme de relation ‘’sympathique’’, un entretien intuitif entre deux instances qui ne parlent pas forcément le même langage, ne partagent pas la même pensée, ne vivent pas au même rythme. 

Les notions antinomiques qui différencient les cultures sont nombreuses, on en perçoit la prégnance dans les littératures francophones, dont certaines sont déclarées illisibles. Et personnellement, j’entends ‘illisibilité’ comme un ‘accès barré’ non pas tant par les codes culturels investis dans l’œuvre que par les failles, sciemment ou inconsciemment entretenues dans la pensée européenne et dans ses systèmes d’interprétation ; cela malgré les percées fabuleuses de ses philosophies, notamment celles qui se sont cristallisées autour de la présence au monde et de la question de l’Etre chez les philosophes allemands, et celles bien entendu de la psychanalyse. 

Si la lisibilité est tâche de pédagogie, ‘l’illisibilité’ est affaire d’interprétation :

Il n’est pas sans intérêt que les savants contemporains eux-mêmes affirment la primauté de la connaissance intuitive par sympathie. « La plus belle émotion que nous puissions éprouver, écrit Einstein, est l’émotion mystique. C’est là le germe de tout art et de toute science véritable. »

III – Une mystique senghorienne ?

Dès que Senghor entre ouvertement en politique et que se concrétise son discours en faveur des indépendances africaines, la relation mystique s’atténue, devient résiduelle, puis disparaît presque totalement lorsque l’Afrique occupe enfin la place du poème incarné. 

« Mes poèmes. C’est, là, l’essentiel » écrit Senghor. 

Evidemment, ils sont la totalité africaine révélée et deviendront plus tard l’expression unique du poète et de l’homme d’état tenté par l’universalisme.

Ce glissement du poétique au mystique, du mystique au politique n’est pas nouveau. Je l’ai constaté chez des poètes dont la société ou le pays d’appartenance s’est trouvé à un moment ou à un autre dans une situation d’impasse historique ou politique. 

Je l’ai constaté par exemple chez le poète algérien Jean Amrouche,  auteur de deux recueils de poésie mystiques : Cendres (1934) et Etoile secrète (1937). La poésie mystique a été pour lui, en premier lieu, un voile rhétorique, destiné à exprimer son sentiment d’exil en situation coloniale, dans les années 1930. Dans Etoile secrète,  il a tenté de traduire avec ses mots et sa sensibilité propre l’énigme de Dieu, ce Grand-Absent, retiré en son mystère. Mais les familiers de Jean Amrouche savent que l’Étoile secrète est aussi l’Etoile nord-africaine qui désignait alors le mouvement naissant de libération nationale. Ainsi le discours mystique peut véhiculer dans le réseau clandestin du verbe poétique une stratégie de reconquête de la patrie perdue. 

Le poète Senghor, comme le poète Amrouche, a d’abord tenté de transcender le conflit par une quête mystique, l’esprit tendu vers Dieu. Assumer l’ambivalence constitutive de la personnalité africaine exige une force supérieure, une formulation qui va bien au-delà de l’injonction idéologique. Mais tout en se concentrant sur le poème et son rythme négro-africain, qui fait passer de l’absence à la présence, Senghor a conçu une démarche “incarnationniste”, original pointée vers une résolution politique, hautement maîtrisée, du retour de l’Afrique à elle-même.

* Communication au Colloque international Senghor en toute liberté, Skopje, Université Saints Cyrille et Méthode, 20 mars 2006. Ayant eu un empêchement de dernière minute, Beïda Chikhi n’a pas pu se rendre au Colloque en mars 2006. Elle est venue à Skopje en octobre 2006, et a présenté cette communication lors de la promotion du livre Senghor – Šopov : Parallèles de Jasmina Šopova.


[1] « L’Esthétique négro-africaine » (1956), Liberté I, Editions du seuil, 1964.

[2] Ethiopiques (1954), Œuvre poétique, Editions du Seuil. 1964.

[3] Post-face d’Ethiopiques (1954), Œuvre poétique, op. cit., p. 168.

[4] « L’Esthétique négro-africaine », op. cit.p.212.

[5] Dans les textes de Senghor les mots qui articulent le poétique au mystique sont transcrits en italiques : l’être, la parole parlée, l’Esprit, le verbe, le nommé… Notons aussi l’usage de l’italique dans la transcription de la parole magique qui ouvre et clôt le poème « je ne sais en quels temps c’était… »