Car je suis fatigué

Car je suis fatigué. La sirène du paquebot derrière Gorée* sonne l’hallali
Dans le soir, la lumière tressaille sur les murs roses, sur la mer sur le ciel
Un bateau blanc s’en va là-bas vers le Sud bleu et gris
Et je suis triste, vers Nagasaki la triste vers Valparaiso la belle
Oui vers Rio de Janeiro, où les mulâtresses sont des orchidées odorantes.

Or je suis fatigué qu’il soit l’heure du thé, et le jardin est clair
Autour de la fontaine, sous la statuette d’Afrique.
Mon cœur est couleur de l’ampélopsis quand je regarde tes yeux de mémoire
Et je suis fatigué, non las hélas ! mais fatigué
De n’aller nulle part quand me déchire le désir de partir.

Léopold Sédar Senghor, Lettres d’hivernage, 1973
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* Ile au large de Dakar d’où les esclaves furent embarqués dans des galères en direction du Nouveau Monde. Elle abrite la Maison des esclaves, dont parle notamment Šopov dans les poèmes « Dans les yeux des signares » et « La lumière des esclaves »