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Souvenirs épistolaires*

par Risto Lazarov

Risto Lazarov et Aco Šopov, le 12.11.1974Plus de trois décennies se sont écoulées depuis le séjour d’Aco Šopov au Sénégal et celui de Léopold Sédar Senghor en Macédoine. Tous deux sont restés avec les nouvelles générations – plongés dans leurs poèmes ou « disparus dans la beauté », comme l’a écrit Šopov dans son Poème de la femme noire.

Les voici tous deux ce soir parmi nous, Šopov et Senghor, tournés l’un vers l’autre, dans un échange muet entre eux et avec nous, qui sommes réunis ici pour nous incliner devant les deux maîtres de la parole.

Et nous entendons la voix de Senghor, lauréat de la Couronne d’or des Soirées poétiques de Struga,  qui nous dit : « Au fond du puits de ma mémoire, je touche / Ton visage où je puise l’eau qui rafraîchit mon long regret. » Et, comme en écho, celle de notre Šopov qui nous dit combien l’homme et immense et l’océan petit.

A l’époque où Šopov traduisait Senghor au pays des flamboyants, je jouais, pour ma part, ici à Skopje, dans « l’équipe des juniors » et attendais impatiemment de voir comment le monde faisait pour « rester entre les mains de la jeunesse ». Je travaillais dans la rédaction de Mlad borec (Jeune combattant), qui fut à l’avant-garde de la littérature et du journalisme macédonien, avant de devenir une des premières victimes de la transition. Mais, ainsi va le monde.

A cette époque, il n’y avait ni portables, ni fax, ni courriels. A cette époque, il fallait passer par la poste pour obtenir une ligne téléphonique avec Dakar et quand on était très chanceux, la communication était établie au bout de quelques heures. Et les lignes étaient telles que même les voisins savaient que vous parliez avec l’étranger. C’était la bienheureuse époque épistolaire.

Malgré ma négligence, trois lettres de Šopov sont restées chez moi, datant de cette période. Trente et un ans plus tard, je les partage avec vous dans le seul dessein de donner un éclairage supplémentaire à la démarche créatrice de leur auteur.

Dans la première lettre, envoyée de Dakar le 11 février 1975, Šopov écrit : « Comme tu le sais, Senghor vient chez nous et je suis en plein travail sur ma partie des traductions. Matevski m’a informé récemment que Stalev et Urosević traduiront également des poèmes. Au cours de mon travail, j’ai rencontré des mots dont je ne parviens pas à trouver les équivalents macédoniens, et je te prie de m’aider et de me les communiquer aussi rapidement que possible. Il s’agit de libellule, merle et pétale.

Sinon, je serai bientôt prêt avec les traductions. J’en suis personnellement satisfait, on verra qu’en diront les autres.

Je t’envoie un de mes poèmes. Si tu peux, publie le dans le journal. Demande à Matevski s’il a reçu la liste de poèmes choisis et tiens moi informé. »

Le poème s’appelait « Au pays du rêve de la femme noire ». Il a été publié à Mlad borec, comme d’autres poèmes de Šopov de cette période.

Il va de soi qu’en tant que membre de « l’équipe des juniors », infiniment honoré par la demande du chantre, je me précipitai à la recherche desdits mots en macédonien. C’est ainsi que la libellule donna lieu à une anecdote. Dans une encyclopédie, je trouvai ce mot qui désignait une plante et j’envoyai aussitôt l’information à Dakar. D’où me parvint une réponse datée du 28 mars : « … je te suis infiniment reconnaissant pour ton aide… mais il me semble qu’il y a un malentendu concernant la libellule. Tu m’envoie un mot désignant une fleur.  Pour ma part, il me semble que la libellule est un insecte aux ailes transparentes… S’il te plaît, vérifie encore une fois. 

Pour ce qui concerne Senghor, j’ai fini ma part de la traduction. J’ai traduit environ 600 vers. J’ai considérablement enrichi le choix initial et j’ai fini même la traduction des poèmes ajoutés. Vraiment, je suis de plus en plus admiratif face à ce merveilleux poète. Mais il me reste encore ce travail tout aussi important qu’est la préface. J’espère que d’ici au mois de mai, je l’aurai finie, afin de l’envoyer à l’éditeur avec les poèmes. »

Les lignes téléphoniques se mirent à marcher un peu mieux et le problème de la libellule, le petit « hélicoptère » de notre enfance, fut rapidement réglé.

Peu de temps plus tard, une compatriote me rapporta une lettre de Dakar qui disait : « J’étais pris par la traduction et la préface du livre de Senghor et c’était ce qui m’importait le plus. Maintenant tout est terminé et envoyé à Mateja. Je t’envoie quelques traductions. J’aimerais que tu les publies à Mlad borec, si tu en as la possibilité. Mais ce que j’aimerais surtout, c’est qu’en recevant cette lettre tu sois en bonne santé. C’est plus important que tout ! » Et en post scriptum : « Je me prépare doucement à rentrer définitivement chez moi, mais curieusement le temps passe lentement, alors que je suis surchargé de travail ».

Avec ces trois lettres de Šopov, arrivèrent donc les premiers poèmes de Senghor traduits en macédonien, ainsi que les vers inoubliables sur Štip, la ville natale de Šopov, et Joal, la ville natale de Senghor, que le poète macédonien écrivit au Sénégal : « Štip et Joal, / L’un au pied de l’Isar, / l’autre au bord de l’Océan. / Mêmes amours, / mêmes houles / mêmes rêves et tourments ».

Voici les quelques souvenirs que je voulais partager avec vous ce soir, souvenirs du jeune homme que j’étais, grandi au pied de ce même Isar, convaincu que la beauté des yeux des Signares ne fait que commencer à se déployer à travers le monde.

* Allocution prononcée lors de l’hommage à Senghor, à la Bibliothèque nationale et universitaire « Clément d’Ohrid », Skopje, le 21 mars 206, Journée mondiale de la poésie, dans le cadre du lancement de l’Année Senghor en Macédoine.