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Une certaine idée du sacré*

par Ante Popovski (1931-2003)

Ante Popovski

Ante Popovski à Struga.

La poésie n’est pas un culte privé…
La langue d’une grande culture ne serait pas une grande langue si elle ne se nourrissait pas des valeurs littéraires des langues moins répandues. Cette nouvelle présentation du grand poète macédonien Aco Šopov au public francophone est un événement exceptionnel. Elle rejoint une nécessité culturelle de l’Europe qui a toujours fondé l’authenticité de ses principes intellectuels dans le creuset des valeurs cultures nationales. Aco Šopov est l’un de ses architectes modernes.

Pourquoi je dis que Aco Šopov est un grand poète macédonien, alors que la poésie, n’étant pas un culte privé, au dire de Valéry, n’appartient pas de ce fait à une culture particulière. C’est que le syntagme « grand poète macédonien » s’adresse au lecteur francophone – dont la langue accueille, avec cette traduction, une partie de l’expérience poétique de Aco Šopov – afin de lui rappeler  certains traits de la Macédoine, pays natal du poète.

Depuis la naissance du Christ jusqu’à ces deux ou trois dernières décennies, l’humanité entière vivait sous le signe du Poisson. Un seul mois du calendrier cosmique pour vingt siècles d’épreuves. À bien regarder, ces deux millénaires regorgent de conflits armés et de guerres. Surtout en Europe. Durant ce seul mois du Poisson, les Macédoniens ont vécu de multiples événements. Entre autres, la rencontre épique entre les anciens Macédoniens et les Slaves macédoniens ; les luttes séculaires entre les Byzantins et les Slaves qui, de la mer, ne devinaient que le souffle et le murmure, sans avoir jamais réussi à franchir les remparts de Thessalonique, pour se promener sous le ciel de la ville de tous leurs rêves ; la brillante montée des Bogomiles, ascètes martyrs conscients de la supériorité de la liberté sur le feu et sur l’épée, ils bouleversèrent les Balkans, mais aussi l’Italie, la France et l’Espagne, inaugurant ainsi la Renaissance de toute l’Europe ; la reconnaissance du macédonien ancien, parlé par les paysans de la région de Thessalonique, en tant que quatrième langue officielle de la chrétienté en Europe, après le hébreux, le grec et le latin ; l’apport des icônes et des fresques médiévales, ainsi que du folklore macédonien à l’édification de la civilisation européenne.

Aco Šopov, dont la poésie est ici traduite en français pour la deuxième fois, est originaire de cette Macédoine-là.

Tentative du poète de rétablir le sacré de la vie

Comment explorer la poésie, domaine d’émotions gouverné par la langue, lorsqu’on sait que Aco Šopov n’a jamais voulu s’imposer aux autres, pas plus qu’il n’a accepté le diktat des sentiments. Vu la période pendant laquelle le poète a vécu et créé, c’est là un élément fondamental pour comprendre son œuvre.

Il y a tout juste cinquante ans, à une époque de changements rapides, la Macédoine fiançait les restes du Moyen âge aux plus récentes impulsions de la civilisation moderne. La cadence du progrès rendait inévitables de nombreuses illusions et une sorte de pathétisme national. Mais Aco Šopov n’en fut pas atteint, bien que vivant, comme toute sa génération, à la frontière rouge entre oppression et liberté. En revanche, la sensibilité du poète sera, elle, marquée par ce moment de l’histoire.

Aco Šopov est un poète facilement reconnaissable à sa manifestation de la liberté et aux symboles qu’il employaient à l’exprimer. Une liberté qu’il a lui-même choisie et dont il a frappé les emblèmes en accord avec ses affinités et ses idéaux. Il eut pour seule idole la liberté, et c’est davantage des voix que des couleurs que naissaient ses symboles. Sa poésie est une pensée née d’une voix lointaine, négation de la solitude et du silence, choix spirituel du poète, mais en apparence seulement. Car Šopov est une des illustrations les plus bouleversantes de la parole et de la pensée poétiques macédoniennes : le trouble est à la fois son héritage et son présage.

Il serait vain, et même impie, de chercher à définir la poésie de Šopov. Souvent, un seul de ses vers contient des siècles d’expériences avec leurs cohortes de vérités et d’absurdités. On pourrait seulement affirmer, avec tant soit peu de certitude, que la poésie de Aco Šopov est le lieu d’une longue métamorphose du silence en son antithèse : l’émotion et la voix.

Parmi les multiples significations du silence, l’obsession intimiste est la moins importante. L’intimisme n’est au fond qu’une étape de la négation de soi, moment où le silence se transmute en couleur ou en voix, en fruit ou en geste. En bref, étape d’une première matérialisation sonore ou graphique de l’angoisse. Après tout, le silence ne précède-t-il pas la vie et ne succède-t-il pas à la mort. Il est ce fin filet qui entoure les grandes explosions : c’est lui qui donne aux choses grandeur épique et solennité d’hymne. C’est pourquoi il dira:

Si tu portes en toi le non-dit,
cela qui te brûle et te lie,
confie-le au plus dru du silence,
car seul sait le dire le silence.

La langue de cette poésie s’identifie au silence et fait corps avec lui. Elle respire comme lui, aime comme lui, hait comme lui. La langue n’est ici qu’un maillon de la grande chaîne sémantique des allusions et de la métamorphose. Le début est conditionnel. Tu es supposé cacher quelque chose en toi. Probablement. Quelque chose que tu dérobes au regard des autres : si tu as quelque chose de non-dit… Mais, ce que tu caches diffère sans doute des à côté et des banalités quotidiennes : cela qui te brûle… Il n’y a alors qu’une seule solution, qu’un seul remède : enfouis-le au plus profond du silence et attends qu’en ton nom celui-ci dise le secret. En fait, tu dois passer de silence en trouble et de trouble en un trouble encore plus grand. En une de ces explosions qui n’oblitèrent rien!

Ce que tu auras confié au silence, il saura le modeler, le moduler sur un ton inconnu du dit. La langue est donc l’égal du silence, et c’est en elle que s’opère l’extase à venir. Elle n’est pas un but en soi, mais tend à se muer toute entière en une grande métaphore pour absolument donner au poème sa limpidité et sa densité. Dans la poésie de Aco Šopov, la langue se propose de témoigner au procès de la vie et des hommes : dire que c’est la vie qui nous a trahis, et non l’inverse. Elle veut exprimer cette philosophie du silence selon laquelle il est propre à l’homme non pas de piétiner ses semences et ses récoltes, mais de marcher dans les étoiles.

Dans le cas de la langue et du silence de Aco Šopov, comme dans celui de la terre et de la germination, la nature se charge de rétablir les équilibres. Principe originel où le don de la conscience compense l’absence du rapport. On dirait que toute la démarche du poète est centrée autour d’une idée majeure : pénétrer au cœur de la souffrance, envahir son sang, devenir souffrance en soi pour qu’ainsi, la vie soit de nouveau sacrée. À travers la langue, Aco Šopov désacralise le silence et, par cette métamorphose, tente pour un moment de se venger de la vie en y imprimant de profondes et luisantes stigmates.

Que tacitement l’abstraction suce le sang de la réalité, Šopov le sait pertinemment bien, lui, en quête du chemin qui mène vers le noyau sacré de la vie. Ainsi, un vers, bien que pris entre le silence d’infinies analogies inquiétantes, sera-t-il le seul vestige de tous nos maux.

Lorsque par son langage, Aco Šopov ensemence la pensée poétique, il rejoint le geste du paysan qui, en même temps qu’il fertilise la terre par son travail, la désacralise. Le vers, chez Aco Šopov, ne cesse de renaître de lui-même. Mais jamais tout seul. L’homme aussi est au centre de cette résurrection. Le vers de Šopov crée à la fois l’essence et l’être. On retrouve dans la littérature une liste infinie de symboles traduisent l’attachement de l’homme à la terre. La poésie de Aco Šopov exprime autrement cette vérité. En elle, l’homme et la terre ne font qu’un. L’homme ne laisse derrière lui qu’une misérable motte de terre. Le cimetière. Mais comparés aux cimetières de l’âme, les cimetières ordinaires ne sont que miniatures. En chacun de nous bouge.un cimetière de désirs refoulés, de rêves avortés, d’amours disparus, d’illusions, d’injustices réparées ou irréparables. Lorsqu’elle est silence et offrande au silence, la poésie de Šopov atteste que la terre n’est pas que silicate et carbone, strates et racines, filons de fer ou d’or, mais qu’elle recèle la vie et la réalité de l’homme avec ses rêves et ses espoirs en décomposition.

Mais la poésie de Šopov est-elle pour autant une poésie de la désespérance?

Pour toi le vent est noir et la nuit blanche

Lorsqu’il s’engage dans la révolution macédonienne en 1941, Šopov est un adolescent. Avant la fin de la guerre, il écrit « Lutte », un poème où perce déjà la primauté de la parole sur l’existence et qui annonce toute la problématique de la vie et du verbe.

La poésie de Šopov n’accuse ni mouvements brusques, ni révélations spectaculaires. Si métamorphoses il y a, elles lui sont propres. C’est que Šopov réprouve les influences, d’où son conflit avec une poésie empreinte de rappels et de références, au lieu d’être une création totale. Son œuvre, depuis le premier jusqu’au dernier poème, est comme écrite sous une dictée venue de loin, sans précédent et dont il cherchera toujours l’origine:

La mer est de pierre
et sauvage son silence quand j’y cherche ma voix.

L’amour est un autre pôle de sa poésie. On dirait que le poète émerge droit de la cosmogonie orphique. Qu’il transcende souffrances et contradictions, étant à la source même de l’avenir. C’est une poésie de perpétuels présages et de renouveaux. Une lutte constante pour la parole que neuf vies ne suffiraient pas à rendre accessible. Tout est nœud sur nœud, pierre sur pierre – et nous comme pétrifiés. Seule la parole aux accents incandescents perce l’obscurité.

Quid du feu invisible, du Sud et de l’été ? Šopov, après quatre ans de guerre est lui-même devenu un brasier dans lequel il va forger une parole à défier le temps :

que me brûle le charbon
de la parole, que je fonde.

Dans le charbon, parce que le feu y est caché et qu’il suffit d’une étincelle pour ressusciter la flamme qu’il couve. Et puis, il y a la cendre dont Ivo Andrić disait qu’elle était la preuve que quelqu’un a incarné le feu et la flamme.

« Les prières de mon corps » inaugure un cycle hostile à toute interprétation. S’y essayer serait une vaine et absurde simplification, alors que les métaphores sont opulentes et riches les allusions. Projet de portée unique dans la poésie macédonienne, il est aussi un des plus réussi. Ici, le corps remonte des épaisseurs du passé. Il est debout. Il prie. Les dix commandements de Dieu se muent en dix prières d’un corps heureux, habité par la passion. La parole, le corps, la nature ne sont plus qu’un. Et voici que le destin du plus secret des poètes macédoniens devient le destin de tout son peuple

Avec « Non-être », Šopov on dirait que la philosophie s’infiltre dans le dire du poète avec cohérence et quiétude. Eftim Kletnikov, dans son essai sur la poésie de Šopov, note : « Le son s’élance vertical, des profondeurs jusqu’aux sommets, tel le souffle orphique du poème qui, célébrant la chute, la transforme en fête. Ainsi, la célébration du corps rejoint la célébration du paradis perdu de la mythologie biblique  ».

Qui a effacé d’une main légère
toutes les distances, tous les autours,
……
pour que je sois arbre, pour que tu sois poème.

Le poème de Aco Šopov refuse le « surplus » d’émotion pour n’aborder que les sphères de l’angoisse originelle. C’est l’annonce d’une sémantique en noir où apparaît déjà la silhouette du poète au seuil du désespoir, vêtue d’effroi, entourée de dangers. Son extrême sensibilité fait qu’il pressent tout, que dans le noir, l’irrémédiable lui devient en quelque sorte palpable. Il tentera plus tard de remplacer cette sémantique violente de sa propre fin par une idée philosophique dense dans laquelle la résignation ainsi que la peur n’ont plus de place. Le soleil noir, le soleil de minuit, la stigmate, le feu, le sang en seront les ultimes symboles.

Chante ton chant céleste…

Mais les voies de la destinée sont impénétrables. Ainsi, le sort a voulu que Šopov séjourne quelques années au pays d’un autre poète exceptionnel, Léopold Sédar Senghor. Ce fut une révélation. Là encore, Šopov se garde de céder à l’exotisme facile. Il interprétera cette rencontre comme l’appel de son propre sang. Tels de ses poèmes alors exprime une requête à ses amis africains de le laisser dans ce lieu où l’a conduit sa passion originelle. Il s’adresse ensuite à la Signare, son élue:

Si tu me laisses ainsi entre la mort et la vie,
je mourrai vivant, mais mort je ne rejoindrai pas les morts…

Dans sa quête des sources originelles du monde, sur la trace des tournants secrets de l’histoire, le poème transposera la Macédoine au cœur de l’Afrique, et l’Afrique au cœur de la Macédoine. La femme devient symbole du pays natal, certes, mais avant tout, symbole de la race humaine. Par ailleurs, Šopov découvre Joal, la ville natale de Senghor, dans les mêmes dispositions de sa découverte de Štip, sa ville natale à lui. Il découvre l’homme dans l’homme.

Cette ouverture au monde, cette sensibilité qui perdure n’empêchent pas la sape du temps. Physiquement, Šopov sombre dans la maladie. Impuissant, il hèle la lumière, appelle « le clair de soleil le plus pur  ». Mais les racines de « l’arbre fragile dans l’obscure forêt du sang » cèdent, et, au poète malade, seul dans sa chambre, il ne reste que l’entêté voyage où il sera compagnon du soleil. Šopov disparaît le 20 avril 1982 alors qu’il n’avait pas soixante ans. Cette version française d’un choix de ses poèmes réinstalle aujourd’hui sa présence parmi nous. Sa parole recommence, autrement prononcée, mais de même feu.

* Introduction à Aco Šopov : Anthologie personnelle, 1994.

Sur Ante Popovski (1931-2003), lire l’hommage paru dans Confluences.