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Les legs d’Aco Šopov*

Katica Ćulavkova

Katica Ćulavkova à l'Académie macédonienne des sciences et des art, le 3 mai 2012, lors de la promotion des livres Sol Negro (Buenos Aires, Leviatan) et Soleil Noir/Schwarze Sonne (Luxembourg, Editions PHI). © Aco Šopov - Poesis.

Katica Ćulavkova au Colloque « Senghor en toute liberté », Année Senghor en Macédoine, 2006.

La poésie d’Aco Šopov représente une valeur incontestable sur la scène littéraire macédonienne du 20e siècle. Dès ses premières œuvres, cet homme qui allait devenir un classique de notre poésie nationale se distinguait par un anticonformisme rebelle aux conventions dominantes tant sur le plan du style que de la thématique. Cette empreinte originale, loin des préoccupations traditionalistes et sociales qui caractérisaient la littérature macédonienne pendant la Seconde Guerre mondiale et à son lendemain, allait faire de Šopov le fondateur de la poésie moderne macédonienne.

Déjà ses poèmes de jeunesse, écrits dans le maquis, annoncent l’intimisme qui va caractériser la deuxième phase de sa création poétique, et qui va déboucher sur d’autres expériences, allant du futurisme au symbolisme, en passant par l’expressionnisme.

Dans les années 1950, vient le temps du langage codé, hermétique. Le vers se transforme en parabole de l’existence. Il est action. Il est révélation. Dans le poème, la naissance est conçue comme une mort et la vie, comme une confrontation permanente avec l’irrévocable. L’être et le non-être deviennent des thèmes philosophiques récurrents qui se traduisent en symboles, en consonances, en images poétiques concrètes comme celle de la méditation au bord du lac de la vie et de la mort. Le poème se transforme en foyer de Tourments et bonheurs (pour reprendre le titre de son recueil de 1952), une métathèse poétique de l’acception ambivalente de la langue et de la patrie.

C’est aussi le temps de la rencontre du poète avec le silence, magistralement illustrée par cette miniature :

« Si tu portes en toi le non-dit
cela qui te brûle et te lie,
confie-le au plus dru du silence
le silence seul le dira. »

Le silence et la parole sont les deux faces d’une même réalité. Dans les années 1960, le poème de Šopov abandonne le mode confidentiel au profit du dialogue : un dialogue dramatique entre le sujet poétique et un sujet imaginaire. C’est à ce moment-là que Šopov introduit la modernité dans la poésie macédonienne, en adoptant une démarche qui lui est propre, sans rompre radicalement avec l’intimisme lyrique. Les « Onze prières de mon corps » en sont une démonstration éclatante. Quoi de plus intime que la prière proférée dans la solitude ? S’emparant du pouvoir magique que la parole exerce dans le poème, vue comme une parabole rituelle de la naissance et de la mort, le poète établit une relation entre la parole codée – moderne – de la poésie et la parole codée – ancestrale – du rite. Ce procédé poétique est tout aussi visible dans trois autres poèmes du recueil Non-être (1963) : « Stigmate », « Le poème et l’âge » et « Naissance de la parole », véritable manifeste du néo-symbolisme ou, plutôt, du suprématisme macédonien.

La poésie d’Aco Šopov atteint son apogée avec le recueil Cinérémancien, publié en 1970, notamment dans les cycles  « La longue venue du feu » et  « Soleil noir ». La démarche créative arrive à maturité, le dialogue avec les topoï universels est établi. Les quatre éléments – le feu, l’eau, la terre et l’air – se dévoilent en tant qu’agents poétiques puissants qui, sous une apparence de simplicité, organisent tout un univers poétique. Šopov est parti de l’élémentaire et revient vers l’élémentaire, mais après avoir acquis un plus haut niveau de conscience, après avoir laissé des traces indélébiles derrière lui, après avoir laissé un legs à son peuple et à sa langue.

Grâce à cette irruption de la parole énigmatique, polyvalente, lourde de sens, porteuse de multiples couches existentielles héritées ou pressenties, Šopov a déplacé l’horizon de la poésie macédonienne contemporaine.

Après ce travail titanesque, riche de son expérience humaine et poétique, il ira se réfugier dans la contemplation, en plongeant dans un monde nouveau : l’Afrique noire. Les années 1970 sont celles de la découverte des différences et parentés entre le Sénégal et la Macédoine. Dans Poème de la femme noire (1976), comme apaisé, le poète se laisse bercer par les rythmes africains qui lui semblent familiers, bouclant ainsi la boucle de son aventure poétique.

L’apaisement se sent aussi bien sur le plan de la sémantique que de la versification, dans la dernière phase de la création poétique de Šopov. La mélancolie domine son dernier recueil, Arbre sur la colline (1980). Les thèmes récurrents de sa poésie reviennent en force – le feu, le corps, le soleil, le lac – mais cette fois-ci réunis en une image jusqu’ici dissimulée, celle du pays natal. « Le destin du monde est en Macédoine / le destin de la Macédoine s’ouvre au monde », écrit-il dans un de ses derniers poèmes.
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* Résumé de la préface du livre Aco Šopov : La Naissance de la Parole, édité par Katica Ćulafkova, en macédonien, en 2008 et en anglais, en 2011.