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Senghor,  Šopov : deux poètes en quête d’un univers de beauté *

Jasmina Šopova

Le feu m’ensoleille plus fort que la parole
des poètes disparus dans le cosmos et l’azur,
en quête d’un univers de beauté
A. Š

Jasmina Sopova au colloque international "Senghor en toute liberté", Skopje, 2006.

Jasmina Šopova au colloque international « Senghor en toute liberté », Skopje, 2006.

Rien ne prédestinait les deux hommes à se rencontrer. L’un, né en 1906, sur les rives du Sine ; l’autre, dix-sept ans plus tard, à des milliers de kilomètres de là, au pied de l’Isar. L’un, fils d’un très riche notable qui fut l’ami du roi et père d’une quarantaine d’enfants ; l’autre fils d’un barbier à la santé ruinée, incapable de nourrir ses trois enfants. L’un, vivant dans l’émerveillement permanent de ce qu’il appelle son « royaume d’enfance » ; l’autre, dans une fuite incessante de lui-même, « pour casser les mâchoires de [son] enfance non-enfance ». L’un, élevé dans la tradition sénégalaise ; l’autre, bercé par les chants macédoniens. L’un catholique ; l’autre athée…

Et pourtant, le destin – ou la poésie, ces deux mots sont synonymes chez eux – les a conduits l’un vers l’autre.

« Que le monde est grand ! », s’exclame Šopov, en découvrant le Sénégal. « L’un au pied de l’Isar,/ l’autre au bord de l’Océan/ Deux mondes, deux arènes / deux sanctuaires si différents ». « Que le monde est petit », dit-il, aussitôt. « Štip et Joal,/ L’un au pied de l’Isar,/ l’autre au bord de l’Océan./ Mêmes amours,/ mêmes houles/ mêmes rêves et tourments »(« A Štip et à Joal », Poème de la femme noire)

La rencontre poétique entre Léopold Sédar Senghor et Aco Šopov précède de loin leur poignée de main, en mai 1971, quand le Chef d’Etat accueille l’Ambassadeur pour la première fois dans sa résidence à Dakar. Plus d’une coïncidence, parfois étonnante, nous en convaincra.

Tombés en politique

Senghor et Šopov sont tous deux nés dans des pays qui allaient accéder à leur indépendance plus tard : le Sénégal est une colonie française en 1906 ; la Macédoine fait partie de la Serbie en 1923. De ce fait, les deux poètes sont « tombés en politique », pour reprendre le mot de Senghor, par la force des choses. Ils figurent parmi les premiers bâtisseurs de leurs pays, qui comptaient sur les intellectuels pour s’ériger en Etats souverains.

Avant d’entrer dans la vie politique, Senghor participe à la Résistance dans le Front national universitaire, après avoir été mobilisé en 1939 et fait prisonnier en 1940, puis réformé pour maladie en 1942. Pendant ce temps, Šopov participe activement au Mouvement de la jeunesse antifasciste dans son lycée, avant de rejoindre la Troisième brigade de choc des partisans macédoniens.

Au cours de la guerre, ils écrivent des poèmes. Et comme Senghor qui, pendant sa captivité, confie le manuscrit d’Hosties noires au linguiste autrichien Walter Piehl, pour qu’il le remette à Georges Pompidou, Šopov confie en 1944 le manuscrit de Poèmes à l’activiste et combattante serbe Brana Perović, qui l’apportera à Belgrade, où il sera imprimé.

Ce sera le premier livre publié en langue macédonienne à l’issue de la guerre, en 1945, année où Senghor publie son premier recueil, Chants d’ombre. Leurs derniers recueils verront également le jour en même temps : celui de Senghor en 1979, Elégies majeures, celui de Šopov en 1980, Arbre sur la colline. Sans oublier qu’Ethiopiques, qui marque un tournant dans l’œuvre de Senghor, est sorti en 1956, soit un an seulement après la publication de Confondu dans le silence, qui marque un tournant dans l’œuvre de Šopov.

Les circonstances historiques, mais aussi leurs convictions, ont donc amené les deux poètes à agir en hommes de pensée et à penser en hommes d’action, comme le voulait Bergson, ce défenseur de la raison intuitive, lui aussi « tombé en politique », dont Šopov se réclame, au même titre que Senghor.

A aucun moment, ni l’un ni l’autre n’ont mis leur poésie au service de la politique. Bien qu’il fut considéré comme le chantre de l’intimisme, à une époque où le réalisme social était à son apogée en ex-Yougoslavie, Aco Šopov écrit au début des années 1970 : « personne aujourd’hui, et encore moins l’écrivain, ne peut vivre en dehors de la politique ». Mais il ajoute: « cela ne signifie pas que la littérature doit se soumettre aux besoins quotidiens de la politique, qu’elle doit être sa bonne à tout faire […] Tout conformisme signifie la mort de la création »1. N’est-ce pas une autre façon de dire : « La politique doit être au service de la culture et non la culture au service de la politique », pour rappeler cette célèbre formule de Senghor ?

Ces mêmes circonstances historiques ont fait entrer les deux jeunes hommes en poésie « vêtu[s] de mots étrangers » (Ndessé) . Les conséquences sont de taille.

Maîtres-de-langue

Etranger dans la langue des maîtres d’école Blancs, l’enfant Peul et Sérère s’acharnera à la maîtriser et finira par l’adopter, pour en faire une arme de sa Négritude, construisant ainsi son credo sur ce qui est en apparence un paradoxe. Car, c’est précisément de la fusion de la langue des colonisateurs avec « l’ensemble des valeurs de la civilisation noire », que naîtra la notion de métissage culturel, passage obligé vers la Civilisation de l’Universel, cette noble hantise de l’humaniste sénégalais.

Etranger dans cette autre langue d’école qu’était le serbe, l’adolescent macédonien l’abandonnera, aussitôt que l’histoire l’aura débarrassé de cette contrainte, et se lancera avec le même acharnement dans une exploration de son macédonien natal, en quête de [sa] voix, comme le suggère le titre d’un de ses poèmes des années 1950. Et cette quête ne cessera pas autant de temps que sa voix ne se sera pas confondue à « la voix sonore d’averse et de feu de la prochaine Commune universelle », comme le proclame un vers écrit dans les années 1970 (« Sur une place de Paris »).

Tout poète entretient une relation intense, passionnelle, avec sa langue de création. Mais chez Senghor et Šopov elle est aussi dotée d’une dimension pédagogique. Prenons le Décret du Président de la République du Sénégal, daté du 10 octobre 1975, dont j’ai appris l’existence dans le livre que Jean-Michel Djian a récemment consacré à Senghor2. « Dix-neuf articles rédigés de sa propre main pour en détailler les usages », écrit le journaliste, avant d’ajouter : « Du grand art ». Précisons qu’il s’agit de l’usage des majuscules dans les textes administratifs !

Je n’ai pu m’empêcher de sourire tout au long de la lecture du Décret : le Président a dû être franchement exaspéré par le manque de rigueur des fonctionnaires d’Etat, pour se livrer à un tel exercice. Et j’ai aussitôt pensé aux campagnes d’alphabétisation menées par Šopov à cette époque qui voulait que chaque texte se termine par « Mort au fascisme ! Liberté au peuple ! » – slogan des partisans utilisé au cours et au lendemain de la Seconde Guerre mondiale –, mais aussi à ses articles plus virulents, publiés vers la fin des années 1950, dans lesquels il s’attaque précisément à « la langue de notre Administration [qui] est, sans aucun doute, la plus éloignée des normes du bon usage du macédonien »3.

C’est cette rigueur, notamment, qui définit les deux poètes comme des « maîtres-de-langue », autre expression chère à Senghor, et c’est précisément elle qui leur offre une extraordinaire liberté dans la façon de manier la langue : « que […] se désintègre la syntaxe », ordonne Senghor dans « Elégie des circoncis », un des poèmes qui définissent les principes de son art poétique ; « La parole explose dans le silex et se dissipe en cendres », dit Šopov dans « Cinérémancien », un des poèmes qui définissent les principes de son art poétique.

Les deux poètes se sentent chez eux quand ils sont parmi les mots. Ils les aiment sans complexes, sans scrupules. Ils les façonnent et les ordonnent à leur guise, pour mieux les adapter à leur pensée, à leurs émotions, à leur rythme respiratoire. Ainsi, Senghor nomme « inanes faces de ténèbre » (« L’Homme et la bête ») ces forces néfastes que l’on chasse lors des rituels, et Šopov unit le feu et le bois dans le seul mot de gorovina (traduit en français par « brasier ») pour dire, non pas la brûlure, mais le fait de brûler (« L’amour du feu »).

Les mots de l’indicible n’existent pas dans les dictionnaires. Aux poètex de les trouver. « Trouve la vraie parole », dit Šopov « trouve la parole inaugurale, le cri,/ trouve cette parole. Et ce temple/ prisonnier de son âge, fort de son attente/ s’ouvrira de lui-même humble devant toi »(« Prière pour une parole ordinaire mais introuvée »), tandis que Senghor écrit dans « Teddungal » : « Or nous avons marché tels de blancs initiés. Pour toute nourriture le lait clair, et pour toute parole la rumination du mot essentiel ».

Toute une alchimie d’images et de sons est nécessaire pour aboutir à cette vraie parole, à ce mot essentiel, qui se profile sous des aspects à la fois insolites et éloquents, c’est-à-dire nouveaux mais immédiatement reconnaissables, tel le grozomor de Šopov, qui dit à la fois l’horreur et l’angoisse (traduit en français par « effroi »,) ou, le plus complexe, nebidnina, qui puise son origine dans « ne pas être », sans pour autant signifier « néant », ni « mal-être » (traduit en français par « non-être »). Lourd de sens, doté d’un grand pouvoir expressif, nebidnina a fait couler beaucoup d’encre – il serait illusoire d’essayer de le définir ici. Il suffit peut-être de rappeler que quelques années avant sa mort, alors qu’il était gravement malade, Aco Šopov a posé un signe d’égalité entre ce mot et son œuvre tout entière, dans plusieurs poèmes dont l’« Élégie du poète clochard » : « que mes tempes éclatent,/ que dans tes bras j’explose tel un noir ballon de rire,/ que dans cette ville ma vie s’efface/ et que vive cet arbre/ que le non-être préservera ».

Pour sa part, Senghor puise directement dans les lexiques sérère, peul ou wolof, quand il veut « appeler un chat un chat »4 et traduit littéralement des mots africains descriptifs qui donnent en français des mots composés tels que « Diseur-des-choses-très-cachées » ou « Lion au regard-qui-tue » (« L’Homme et la bête »). Plus audacieux, le mot lamarqueElégie des circoncis ») marie racine africaine et suffixe français pour créer l’image du dirigeant et chef de famille incarnée par le poète lui-même. Mais qui veut percer le secret de l’alchimie senghorienne des mots doit aller avant tout fouiller le terrain du symbolisme africain. Ses mots sont comme les masques : ils cachent et à la fois révèlent la quintessence des choses.

Enfer d’enfance, paradis d’enfance

Si les néologismes de Šopov incarnent des réalités ténébreuses, ceux de Senghor relèvent plutôt du registre de la clarté, voire de la magnificence. Observé dans l’ensemble, l’univers poétique du Macédonien est plus sombre, plus dramatique que celui du Sénégalais.

Il est vrai que le mot angoisse est l’un des plus récurrents dans la poésie de Senghor. Il est vrai que l’on ressent chez lui cette même tension extrême, cette même émeute de la raison et des sens, cette même guerre intérieure qui donne naissance au poème de Šopov. Mais en général, elle débouche sur un apaisement chez le premier, alors qu’elle reste en suspens chez le second. « Au bout de l’épreuve et de la saison, au fond du gouffre/ Dieu ! que je te retrouve, retrouve ta voix, ta fragrance de lumière vibrante », dit Senghor dans les derniers vers du dernier poème de Lettres d’hivernage (« Le salut du jeune soleil »). Aco Šopov, qui a abandonné Dieu depuis longtemps, écrit quant à lui, dans son recueil testamentaire Arbre sur la colline : « La rose rouge se répand comme du sang, s’écoule,/ et le feu s’installe à jamais dans ma poitrine » (« Je suis seul, le feu dans la poitrine »).

En poésie, Senghor est animiste : son poème se déroule selon le scénario du rite initiatique, dont la fin concilie inévitablement toutes les contradictions. En revanche, dans le poème de Šopov, la déchirure est permanente, la plaie ne cicatrise pas, le plus souvent, les contradictions demeurent.

Faut-il en chercher la raison dans l’enfance ? Dans cette « enfance non-enfance » dont il n’a jamais guéri, alors qu’il s’est efforcé tout au long de sa vie de la chasser de sa mémoire ?

Il n’en parlait jamais, j’en suis témoin. Avant qu’elle ne revienne en force dans ses derniers poèmes, son enfance a toujours fait partie de ces choses qu’il a confiées au silence, comme dans ce poème que nombre de Macédoniens connaissent pas cœur et que récemment une jeune fille, ou femme, ne trouvant pas de mots pour exprimer sa douleur, a publié dans un journal pour annoncer la mort de son père : « Si tu portes en toi le non-dit,/ cela qui te brûle et te lie,/ confie-le au plus dru du silence,/ le silence seul le dira » (« Dans le silence »).

Il n’en parlait jamais, mais elle était là, cette enfance ponctuée de peurs, de faims, de maladies, de morts… Elle était tout le temps là, tapie derrière les mots, au cœur des poèmes, dans « Stigmate », dans « Sang abyssal », dans « Orage »… Elle était ce « non-dit » qui a attendu toute une vie pour être enfin proféré en toutes lettres : « Et j’ai fui comme une bête traquée,/ pour m’évader de moi-même, pour casser les mâchoires de mon enfance non-enfance/ aux dents aiguisées et haleines sauvages qui sillonnent encore et dévastent/ mes prés et forêts » (« Le lac de la vie », Arbre sur la colline, p. 43).

L’enfer d’enfance ramifie ses tentacules noirs à travers l’univers poétique de Šopov, tout comme le paradis d’enfance rayonne à travers celui de Senghor. C’est là que réside sans doute la différence fondamentale entre les deux poètes.

Les plus beaux quatrains

Cela dit, il est arrivé à Senghor de confesser qu’il était, dans son enfance, un être déchiré. Dans la lettre qu’il adresse à l’universitaire américain Jack-Louis Hymans, le 5 décembre 1964, il écrit: « J’ai été d’abord, par ma famille et dans le contexte sociologique de mon enfance et de mon adolescence, un être déchiré : entre la famille de mon père et la famille de ma mère, l’éducation familiale et les disciplines scolaires importées d’Europe »5. Cette déchirure initiale est sans doute une des forces motrices de son art, comme elle l’est chez Šopov, à cette différence qu’elle ne l’a pas stigmatisé.

Mais s’il est un point commun qui les unit dans leur enfance, c’est bien la profonde complicité avec leurs mères qui, selon leurs propres témoignages, a forgé leur vocation poétique.

Senghor et Šopov se sentent tous deux « de sang maternel ». « Mère, sois bénie !/ Reconnais ton fils à l’authenticité du regard,/ qui est celle de son cœur et de son lignage »6, écrit Senghor, qui explique plus tard : « c’est grâce à ma mère que je suis resté, tout au long de ma vie, enraciné dans la terre noire. Et dans la Négritude »7.

« Ma mère appréciait la poésie, l’aimait, et elle m’a légué cet amour. Elle était institutrice, dans sa jeunesse, elle a écrit des poèmes », raconte  Šopov. « Ma mère portait en elle une étrange fibre poétique »8.

Dans la mémoire des deux poètes, l’image de la mère est étroitement liée à la tradition poétique populaire : « Quand nous étions petits, elle nous lisait et récitait des poèmes ou nous chantait des chansons traditionnelles macédoniennes. Elle connaissait une quantité de très belles, vieilles chansons, imprégnées de lyrisme », poursuit Šopov, tandis que Senghor évoque dans ses poèmes « [sa] tête mélodieuse des chansons lointaines de Koumba l’Orpheline »9 et chante les poétesses du sanctuaire qui l’ont nourri (« Que m’accompagnent koras et balafong »).

De leur propre aveu, ces traditions ont formé leur goût de la poésie. Vers la fin de sa vie Šopov transpose dans un poème ce qu’il a toujours dit dans ses entretiens : « Le monde est tissé des plus beaux quatrains de la poésie traditionnelle »10 ; quant à Senghor, il dit dans la célèbre postface à Ethiopiques : « La vérité est que j’ai surtout lu, plus exactement écouté, transcrit et commenté des poèmes négro-africains […] Si l’on veut nous trouver des maîtres, il serait plus sage de les chercher du côté de l’Afrique. Comme les lamantins vont boire à la source de Simal »11.

Les traditions sénégalaise et macédonienne présentent, malgré leurs différences évidentes, un certain nombre de similitudes, notamment sur le plan de la symbiose entre musique et parole, qui sont autant de croisements sur lesquels les deux poètes se rencontrent régulièrement. A l’instar des langues du Sénégal, le macédonien ne fait pas de distinction entre « parole » et « mot », ni entre « chant » et « poème ». Il ne faut pas s’étonner, dès lors, de la prédominance de la composante orale dans les poèmes de Senghor et de Šopov, ni de l’importance primordiale que les deux poètes accordent au rythme et à la mélodie, ce qui se traduit par une profusion d’assonances, d’allitérations (voire de rimes, chez Šopov). Ecoutons-les :

« Silence, silence, silence dans la neuve pinède./ Feu et brasier. Feu et brasier » L’amour du feu »).

« Silence silence sur l’ombre… Sourd tam-tam… tam-tam lent… lourd tam-tam… tam-tam noir… » (« Chant de l’initié »).

« Nous sommes à présent deux mondes, deux diables, deux ennemis en guerre,/ nous sommes guerre sans issue et poignard contre poignard » (« Cinérémancien »).

« Et les cités superbes flambent, mais bien plus jaunes mais bien plus sèches qu’herbes de brousse en saison sèche » (« Chant de printemps »).

Voici donc quelques illustrations de ce que Senghor appelle « le charme magique qui fait la poésie » et qui réside, selon lui, dans « le dire » plutôt que dans « le dit »12. Pour le poète sénégalais, il s’agit là d’une caractéristique de l’esthétique négro-africaine, mais force est de reconnaître qu’elle dépasse largement les frontières du continent noir.

« Le poids du rythme suffit, dit Senghor, pas besoin de mots-ciment pour bâtir sur le roc la cité de demain » (« Elégie des circoncis »). En effet, la combinaison de la sonorité intérieure des mots avec la mélodie créée par leur agencement au sein du vers permet à Senghor d’éliminer en grande partie les conjonctions de coordination et de subordination, ces petits mots qui relient les autres mots, qui établissent des rapports entre eux, bref, les « mots-ciments » qui, en somme, déterminent le sens. Dans la poésie de Senghor, le rythme est créateur de sens. Ce dernier y gagne en souplesse, en polyvalence, et peut varier d’une lecture à une autre.

Cette « économie des moyens », caractéristique des langues agglutinantes d’Afrique13, dont Senghor se veut l’héritier francophone, est par ailleurs emblématique de la poésie de Šopov. En voici une illustration parallèle :

« Oiseau prêt à bondir. Charogne./ Menace de plongeon vertical./ Sourde l’eau du lac se tait/ livide de douleur » (« Chasse sur le lac »)
et
« Homme sinistre,/ Bec d’acier,/ Perceur de joie,/ J’ai des armes sûres.// Mes paroles de silex, dures et tranchantes te frapperont » («Perceur de tam-tam »)

« Une suite d’images analogiques et pas un mot abstrait » aurait pu dire ici Senghor, comme il l’a fait en commentant un chant de son village dans la « Lettre à trois poètes de l’Hexagone », dans laquelle il explique que la littérature populaire négro-africaine qui lui sert de modèle tend à supprimer les mots non essentiels, c’est-à-dire, « les mots-outils, les mots-gonds de la raison discursive »14.

La Négritude de Senghor, qui préconisé ce « pèlerinage aux sources », dépasse largement le cadre de l’idéologie. Elle est avant tout une catégorie esthétique qui se manifeste dans son œuvre poétique précisément par le biais du rythme, des images analogiques, des symboles, de l’emploi des interjections et, souvent, comme je l’ai souligné plus haut, par le biais de la composition du poème qui se déroule selon le scénario d’un rituel.

Pèlerinage aux sources

Le retour aux sources a également une dimension ontologique, aussi bien chez Šopov que chez Senghor. Il ne s’agit pas pour eux de s’inspirer du folklore ou des mythes, bien qu’ils ne s’en défendent pas, ou d’appliquer à leur art, comme on pourrait le penser surtout pour Senghor, les règles de la prosodie traditionnelle.

Il s’agit plutôt de pousser leur quête très loin, bien au-delà des frontières historiques, dans ce que Senghor appelle les prétemps, quelque part « avant la mémoire même des âges » (« Masque nègre »), où l’on revit « les peurs primordiales » (« Il a plu »), les « peurs primaires, surgies des entrailles d’ancêtres » (« L’homme et la bête »).

Il existe deux mots pour dire prétemps, en macédonien : iskoni et drevnost. Ils sont récurrents dans la poésie de Šopov. Sous diverses traductions, ils apparaissent dans « le drame originel qui remonte du fond de cette source sombre » (« Cinérémancien ») ou la « sombre inquiétude du commencement » (« Dixième prière de mon corps »).

Cette quête conduit les deux poètes au plus profond d’eux-mêmes – plonger dans les prétemps, c’est se précipiter dans ses propres abysses  – ce qui explique l’omniprésence de la symbolique du sang chez Šopov. « Dans les profondeurs, un sang lourd,/ on dirait là depuis l’origine des temps » (« Sang abyssal »), écrit-il.

Un sang harceleur : « Me poursuit mon sang noir à travers foule, jusqu’à la clairière où dort la nuit blanche » (« Chants pour Signare ») ; impérieux : « Dans les profondeurs un sang lourd,/ toujours m’ordonnant:/ suis moi, sans mot dire,/ ne m’abandonne jamais » (« Sang abyssal »); indomptable : « Et il faut retenir mon sang au bout long de sa laisse de cinabre » (« Ecoutez les abois ») ; créateur : « Poème, je t’ai arraché au bec de l’oiseau qui vole dans mon sang » (« Cinérémancien »).

La ressemblance est frappante entre les vers de Senghor et de Šopov qui comparent le cours de leur sang au hennissement ou au galop de chevaux :

« Ou n’est-ce que le hennissement sifflant de mon sang qui se souvient/ Tel un poulain qui se cabre et rue dans l’aurore de Mars ultime ? », dit Senghor dans un poème (« C’est le temps de partir ») et poursuit, dans un autre : « Ma tête bourdonnant au galop guerrier des dyoung-dyoung, au grand galop de mon sang de pur sang » (« A l’appel de la race de Saba »),

alors que Šopov écrit :

« Sang, coule au profond de ta nuit,/ et ne me dis pas:/ écoute rouler au loin,/ écoute gronder la forêt,/ viennent des chevaux par des chemins de lune et d’étoiles,/ viennent des chevaux, des chevaux, des chevaux, des pur-sang,/ viennent des chevaux pour me piétiner » (« Stigmate »).

Se précipiter dans ses abysses, c’est retrouver ses instincts perdus, « ce cri sauvage dans le sang » («Ah cette beauté »), autrement dit « les abois balles des chiens dans les halliers noirs de mon ventre » (« Ecoutez ces abois ») ; c’est découvrir ses « sens païens qui crient » (« Chants pour Signare ») ou « les ombres ossifiées de chairs sauvages et de furies » (« Effroi »).

C’est aussi toucher le fond pour remonter dans la clarté du jour : « Et que je meure soudain pour renaître dans la révélation de la Beauté », s’exclame Senghor (« Chant de l’initié ») ; « Un spasme m’emporte dans la mort/ et je reviens à la vie comme poème », dit Šopov (« La beauté »), pour qui poème et beauté sont synonymes : « que je me noie dans ce chant, que je me perde dans la beauté » (« Dans les yeux des signares »).

La naissance du poème est-elle vécue par Senghor et Šopov comme mort et résurrection ? A la lecture de ces vers, on a l’impression que oui. Le poème est pour eux ce « pont de douceur » qu’évoque Senghor dans un de ses plus beaux vers : « Je ne sais en quels temps c’était, je confonds toujours l’enfance et l’Eden/ Comme je mêle la Mort et la Vie –  un pont de douceur les relie » 15. Šopov élargie cette fusion à la femme et au poème : « Ô poème, terre, femme, ô vie et mort à la fois » (« Soleil noir »), comme Senghor le fait lui-même dans un autre poème : « Je dormirai au sommeil de la mort qui nourrit le Poète […]/ Je dormirai à l’aube, ma poupée rose dans les bras/ Ma poupée aux yeux verts et or, à la langue si merveilleuse/ La langue même du poème. »16

Des païens solaires

La mort est au cœur de leurs derniers poèmes – Senghor consacre les Elégies majeures à ses proches disparus, Šopov pressent dans l’Arbre sur la colline sa propre mort, toute proche – et Dieu, inévitablement.

Mais quand on a perdu son fils, comme Senghor, que penser de Dieu ? Et quand on a perdu Dieu dans sa jeunesse, comme Šopov, comment affronter la mort ?

« Que donc ta volonté soit accomplie », lance Senghor au « terrible dieu d’Abraham », à l’annonce de la mort de son fils Philippe Maguillen, avant que ses « sens païens » ne se révoltent et qu’il ne s’écrie : « Qu’au jour de la Résurrection, notre enfant se lève soleil d’aurore/ Dans la transfiguration de sa beauté ! »17.

Et Šopov de rêver que son « corps roide,/ comme guéri […] boit les vins/ du plus ancien et du plus pur clair de soleil » ; que chaque jour le soleil se penche sur son « corps abandonné sur la montagne » pour l’inviter à le suivre dans sa course ; qu’il résiste – « Tes yeux sont des soleils ardents/ et tu n’es pas au bout de ton chant » – mais en vain ; qu’il prie – « A travers la mort, dans la vie, conduis-moi, mon amour ! » – mais en vain ; car « un merveilleux jour » son corps s’élancera dans les hauteurs, « ivre de vins de clair de soleil »18.

Au comble de la douleur, Senghor et Šopov sont une fois de plus unis par la poésie, au sein de laquelle ils reconnaissent le soleil comme leur dieu pour la mort. Autrement dit : la lumière éternelle, l’immortalité.

Mêmes rêves et tourments

Senghor et Šopov n’ont pas beaucoup écrit – ils avaient pour habitude de laisser mûrir longtemps, très longtemps, un poème avant de le coucher sur le papier – mais ils nous ont beaucoup légué.

Dans ce livre (Senghor – Šopov: Parallèles), quarante-huit de leurs poèmes s’entremêlent, tissant des liens parfois discrets, mais infrangibles. Ecrits au cours d’une quarantaine d’années, en grande majorité à l’époque où Senghor et Šopov ne se connaissaient pas, ces poèmes révèlent la profonde complicité qui lie leurs auteurs – ces hommes que rien ne prédestinait à se rencontrer et qui partageaient pourtant les « mêmes amours, mêmes houles, mêmes rêves et tourments ».

Mais elles savent, les étudiantes si studieuses,
Que seuls vivent les morts dont on chante le nom.
L .S. Senghor

La croix nous est légère, la cendre non,
Les morts mourront avec nous et avec notre chant
A. Šopov

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* Préface à Senghor – Šopov: Parallèles, Sigmapres.  Elle est issue de l’intervention au colloque international « Senghor en toute liberté », organisé au Rectorat de l’Université Saints Cyrille et Méthode de Skopje, le 20 mai 2006. Le colloque s’est tenu dans le cadre de la célébration de l’Année Senghor en République de Macédoine, organisée par Jasmina Šopova pour le compte de l’OIF.

Notes :
1. Cité dans : Aco Šopov : quêtes et enquêtes, p. 170.
2. Léopold Sédar Senghor : Genèse d’un imaginaire francophone, pp. 72-77.
3. Cité dans : Aco Šopov : quêtes et enquêtes, p. 49.
4. « Quand nous disons kôras, balafongs, tam-tams, et non harpes, pianos et tambours, nous n’entendons pas faire pittoresque ; nous appelons « un chat un chat » […] Le message, l’image […] est dans la simple nomination des choses. […] Ce pouvoir du verbe apparaît déjà […] dans les langues négro-africaines, où presque tous les mots sont descriptifs, qu’il s’agisse de phonétique, de morphologie ou de sémantique. Le mot y est plus qu’image, il est image analogique sans même le secours de la métaphore ou de la comparaison. Il suffit de nommer la chose pour qu’apparaisse le sens sous le signe. » Extrait de « Comme les lamantins vont boire à la source », Œuvre poétique, p. 158.
5. Cité dans : Senghor ou la tentation de l’universel, p.13.
6. « A l’appel de la race de Saba », Œuvre poétique, p. 61.
7. Ce que je crois, p. 11
8. Cité dans : Aco Šopov : quêtes et enquêtes, p. 19.
9. « A l’appel de la race de Saba », Œuvre poétique, p. 58.
10. « Comme les plus beau quatrains », Arbre sur la colline, p. 34.
11. « Comme les lamantins vont boire à la source », Œuvre poétique, p. 158.
12. « Plus que la prose, la poésie nègre vise à l’économie des moyens, qui supprime tout ce qui est inutile. […] Plus que le dit, ai-je dit, c’est bien le dire qui est charme magique : qui fait la poésie […] Car le poème, en Afrique noire, ce sont, encore une fois, ‘des paroles plaisantes au cœur et à l’oreille’ » (Exposé fait à la Rencontre des poètes francophones, Hautvilliers, 3 octobre 1975), in Liberté V.
13. « A la syntaxe de coordination ou de juxtaposition des langues africaines, si propre à la poésie, s’oppose la syntaxe de subordination des langues albo-européennes », in Ce que je crois, p. 170
14. Œuvre poétique, p. 394.
15. « Je ne sais en quels temps », Œuvre poétique, p. 148.
16. « Elégie de minuit », Œuvre poétique, p. 200.
17. « Elégie pour Philippe-Maguilen Senghor », Œuvre poétique, p. 288.
18. Trois poèmes d’Arbre sur la colline reprennent cette image : « Du plus ancien et du plus pur clair de soleil », « Le soleil et le corps », « Guérison », in Anthologie personnelle, pp. 129-131.

Le livre Senghor – Šopov: Parallèles a été promu au Musée de la ville de Skopje le 23 octobre 2006.